Méditation n°46 : tu as tant à écrire, et si peu de temps face à l’Urgence


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L’indécision, la tergiversation, le doute sont inévitables dans l’Engagement en général, et dans l’écriture en particulier. Nous sommes conscients de l’infinité des actions possibles et de notre absolue finitude. Vivants, nous sommes emportés par l’urgence de nos vies quotidiennes. L’Engagement n’est jamais urgent en ce sens. Il nécessite toujours le sacrifice d’une partie de notre vie quotidienne. L’Urgence écologique aggrave cette situation, car l’existence de l’Humanité et de la Vie sur Terre est désormais menacée. Mais nous n’avons pas pour autant plus de temps pour nous engager. Si nous sommes libres et responsables de nos existences, l’écrivain est libre et responsable de ce qu’il écrit. Mais comment assumer la responsabilité d’écrire pour se hisser à la hauteur de l’Urgence ? Cette perspective vertigineuse est paralysante. Pour se remettre en mouvement, nous n’avons pas le choix que de constater à la fois notre finitude ET notre puissance d’agir bien réelle. Dans le doute, mieux vaut s’engager, prendre la plume, écrire quelque chose –n’importe quoi plutôt que rien–, de son mieux, le publier, et laisser le lecteur en disposer librement.


Tu as décidé de consacrer ce moment à t’engager en écrivant. C’est un moment adéquat, les bonnes conditions sont réunies. Tu as fixé les finalités et moyens principaux de ton engagement, tu sais sur quoi et pour quoi tu écris. Fort d’une destination, d’un cap, d’une boussole, ton navire peut prendre le large. Assis, ordinateur allumé, connecté à ton blog, tu déposes tes doigts impatients sur le clavier.

Et souvent –presque à chaque fois– tu piétines, tu hésites, tu t’arrêtes.

« Qu’est-ce que je dois écrire maintenant ? Par où commencer ? Qu’est-ce qui est le plus urgent ? Ce billet-ci, de commentaire sur l’actualité –car après tout on vote dans 3 semaines– ? Ce billet-là, de méditation sur l’une de tes ruminations, l’une de tes souffrances, l’un de tes blocages ? Ou bien peut-être ce billet relatif à un grand phénomène de l’Existence, que tu n’as pas encore abordé ?

Tu examines alors ta liste de billets à écrire, espérant qu’elle t’indique la sortie du port. Mais elle t’aide de moins en moins car elle s’allonge de plus en plus. Et tu y ajoutes encore à l’instant plusieurs entrées.

Et il n’y a pas que les billets pour ton blog. Il y a aussi : les interventions sur les réseaux sociaux, les tribunes, les articles, les essais, les romans…

Pendant que tu tergiverses, ton sablier égraine, impitoyable, son filet de sable. Emprisonné dans les couloirs du temps, tu ne trouves pas la sortie de ton propre labyrinthe.

Tu sais pourtant que tu ne peux rester immobile dans le flux de l’Existence. Car c’est impossible. Le courant universel ne s’arrête jamais.

Mais te laisseras-tu emporter au gré des flots, tel un morceau de bois, tantôt dans les rapides au centre de la rivière, tantôt ralenti sur les bords, tantôt coincé dans un méandre, tantôt précipité du haut d’une chute ?

Ou bien chercheras-tu à lever le regard et à te remettre en mouvement, pour éviter les rochers et profiter des rapides ?

Que se passe-t-il ?

Tu es vraisemblablement pris dans un nœud gordien. L’urgence de vivre s’entremêle à l’Urgence écologique tandis que tu restes encordé par les limites de l’Existence. Ta puissance d’agir est bornée par l’Adversité du Réel. Tu voudrais pouvoir réaliser tout ce que tu désires, en quantité, qualité et temporalité. Mais tu ne le peux point.

Un nœud gordien, ça se tranche. Ici encore, il va falloir choisir, donc renoncer. Et comprendre que ne pas choisir, c’est encore choisir, donc encore renoncer. Ici encore, il va être question du Sacrifice. Ici encore, il va s’agir du sacrifice dans l’Engagement.

Comme ton temps de vie, ton temps conscient et ton temps d’engagement, ton temps d’écriture est limité. Tu ne peux pas écrire en permanence. Tu dois aussi vivre. Tu vas donc devoir choisir combien de ton temps de vie tu consacres à l’écriture, et combien au reste.

Écrire pour vivre et vivre pour écrire. Écrire pour mieux vivre et vivre pour mieux écrire. Écrire, et sacrifier une partie de sa vie. Vivre, et sacrifier une partie de l’écriture. Écrire pour la Vie sur Terre.

Dans la part de ta vie que tu consacreras l’écriture, tu ne pourras pas tout écrire. À chaque instant, il te faudra choisir ce que tu écris et renoncer à tout ce que tu aurais pu écrire au même moment. Sur l’ensemble de ta vie, tu n’auras écrit que certaines choses tandis que tu n’écriras jamais le reste. Inexorablement, tu vas devoir sacrifier une partie de tes projets d’écriture, à court, moyen ou long terme, voire à jamais. Et si tu ne choisis pas, tu choisiras malgré tout.

Écrire un texte, c’est laisser au néant tous les autres textes. Écrire sur un sujet, c’est délaisser tous les autres. Construire une œuvre, c’est renoncer à toutes les autres.

Au sein même de chaque projet littéraire, tu vas devoir choisir ce que tu écris et ce que tu n’écris pas. Dans chaque chapitre, chaque page, chaque section, chaque paragraphe, chaque phrase, tu ne peux utiliser qu’un nombre fini de mots, au détriment de tous les autres. Écrire est autant noircir des pages qu’y laisser des espaces blancs.

Écrire c’est sacrifier une partie du réel, à chaque trait de plume.

Et ce n’est pas tout. Car interviennent l’Impermanence, l’Absurde, le Tragique, la Mort. Certains, qui auraient pu, peut-être, devenir des auteurs, sont fauchés avant même d’avoir pu écrire leur première ligne. D’autres meurent sans avoir publié une seule production achevée. D’autres encore, après une belle carrière, laissent comme testament un vaste chantier inabouti. Les plus grands écrivains, les plus grands penseurs, abandonnent tous une œuvre inachevée. Ainsi de Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry, du Traité politique de Spinoza et Le Premier Homme d’Albert Camus. Et le temps achève de renvoyer vers l’oubli la plupart de ceux qui ont pris la plume, avec tous leurs mots, et tous leurs maux.

La Vie elle-même sacrifie les écrivains, potentiels ou actuels, débutants ou génies, vivants ou morts.

Pour 1000 idées de texte qui traversent l’esprit de l’écrivain, 100 seront évaluées, 10 seront mises en œuvre, 1 seule sera achevée et publiée. 999 idées seront sacrifiées au bénéfice d’une seule.

Et chaque jour, la liste des idées augmente toujours plus vite que le nombre de publications, ce qui fait que l’écart entre le désir d’écrire et l’écrit effectif ne cesse de s’accroître, jusqu’à être figé pour toujours par le décès de l’auteur. Alors que tu aurais écrit sept textes après une semaine, ta liste de textes à écrire aura augmenté de sept fois sept textes. Plus le temps passe, plus le sacrifice devient gigantesque.

La pensée virevolte à la vitesse de la lumière. L’écriture rampe péniblement sur un sol caillouteux.

Mais tout ceci n’est qu’un cas particulier de l’Existence, qui sacrifie au profit d’une seule trajectoire l’ensemble des possibles alternatifs. Ta propre existence est l’élagage impitoyable d’un arbre à la ramure infinie, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul tronc, qu’une seule branche, qu’une seule brindille.

Écrire, c’est exister et exister, c’est écrire le livre de sa vie, au détriment de tous les autres.

*

À 40 ans, qu’as-tu écris jusqu’à présent et combien de temps te reste-t-il pour écrire ? Tu as déjà fait le bilan du passé, qu’en est-il du futur ?

Disons qu’il te reste 40 ans utiles. À ton avantage, tu es maintenant face à tes meilleures années, les plus productives, les plus décisives. Tu sais parler, tu sais lire, tu sais écrire. Tu as lu énormément. Tu as beaucoup écris. Tu as publié honorablement. L’écrivain arrive tardivement à la maturité, le philosophe encore plus tardivement.

Mais il va te falloir aller à l’essentiel. Être sans pitié. Dire non à tout le reste.

Et accepter d’errer, de tâtonner, de mettre un pied devant l’autre, sur des sentiers à peine défrichés. Et donc sortir impérativement de tous les blocages physiologiques, psychologiques, matériels, historiques, qui t’empêchent d’écrire et de publier. Et donc suivre ton instinct, ton jugement, ta joie.

Écrire ne vaut-il pas mieux que ne pas écrire ? Écrire n’importe quoi ne vaut-il pas mieux que chercher à écrire le texte parfait ? Achever une seule œuvre ne vaut-il pas mieux que d’en laisser 1000 inachevées ? Publier quelques œuvres au moins ne vaut-il pas mieux que de se lamenter de ne pas les publier toutes ?

L’Urgence écologique complique évidemment tout ce qui précède, qui vaut universellement. Aujourd’hui, non seulement tu te confrontes aux doutes classiques de tout écrivain conscient de sa finitude, de sa mortalité, mais en plus, tu es soumis à l’urgence existentielle de ton époque : la menace de l’Écocide et l’espérance de la Métamorphose. Un écrivain d’une époque apaisée pourrait considérer qu’il n’est pas soumis à l’urgence de l’époque. Il pourrait penser qu’il a des années devant lui pour parfaire son œuvre, patiemment, calmement. Il pourrait imaginer qu’il écrit pour la postérité, et les siècles à venir.

Il te semble que tu ne disposes pas de ce luxe, et qu’il te faut, dans un effort surhumain, décider de ce qu’il est le plus urgent, le plus salvateur, le plus influent d’écrire. Il te semble que de ce que tu écris, découle en partie le futur de l’Humanité, que, de chaque texte, dépend le sort d’une population, que, de chaque mot, quelqu’un vivra ou mourra. Bien sûr, c’est excessif. Mais ta responsabilité d’écrivain te semble immense, inhumaine même, face à l’ampleur des événements. L’horizon temporel écrase petit à petit toutes les possibilités d’action, l’Écocide va plus vite que la Métamorphose, tu fais face à la Singularité écologique.

Cependant, tu te souviendras que l’écrivain, comme chacun, est soumis à la puissance d’agir individuelle maximale. Tu feras ce que tu pourras. Et ce sera bien.

*


Fort d’une destination, d’un cap, d’une boussole, ton navire peut prendre le large. Assis, ordinateur allumé, connecté à ton blog, tu déposes tes doigts impatients sur le clavier.

Et maintenant tu écris, tu marches, tu cours, tu voles.

Où cela te mènera-t-il ? Peu importe…




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