Le sacrifice dans l’Engagement





Existence, Engagement et Sacrifice


Nous avons vu ce qu’était l’Engagement et ce qu’était le Sacrifice.

S’engager, c’est se mettre Soi-même tout entier en gage dans le jeu de l’Existence, en faisant le pari fou de l’Action, contre toutes les probabilités, au risque de se perdre corps et âme.

Faire un sacrifice c’est renoncer à un bien en vue de l’obtention d’un plus grand bien total. Corollairement, c’est aussi accepter un mal en vue d’un moindre mal total.

L’Engagement et le Sacrifice sont deux phénomènes consubstantiels à l’Existence. Vivre, même automatiquement, même par défaut, même médiocrement, c’est toujours s’engager et se sacrifier d’une manière ou d’une autre. Exister véritablement nécessite cependant davantage d’Engagement et de Sacrifice que simplement vivre. Et il se peut que la manière la plus haute d’Exister exige l’Engagement et le Sacrifice ultimes. Non pas nécessairement mourir pour une cause mais du moins vivre pour cette cause.

Engagement et Sacrifice naissent du Bien et du Mal. C’est parce que le Mal existe que je dois m’engager pour préserver le Bien. Et c’est parce que je suis forcé de payer le prix d’un Mal pour un Bien que je dois réaliser des sacrifices.

Dans l’existence humaine, il y aura donc toujours du sacrifice et de l’engagement.

Engagement à visée personnelle ou collective


Au titre de sa vie personnelle (vie intérieure, vie de couple, vie familiale, vie amicale, vie professionnelle, etc.), on s’engage déjà, on se met déjà Soi-même en gage dans le jeu de l’Existence, en faisant le pari fou de l’Action, en choisissant d’exister, de contempler l’Existence, de créer et d’aimer. L’acte d’aimer en particulier nous relie à l’Autre, envers qui nous nous engageons dans notre vie personnelle. Et évidemment, l’Autre, cela peut-être Soi-même, envers qui l’ont peut et l’on doit s’engager. Car cette sphère de la vie personnelle est déjà parcourue par l’Engagement. Et il est pratiquement impossible de jamais s’engager car ne pas choisir, comme l’a montré le philosophe Jean-Paul Sartre, c’est déjà choisir.

Mais dans sa forme la plus poussée, l’Engagement dépasse nécessairement le cadre de la vie personnelle. C’est l’engagement pour une cause. Cet engagement là se réalise dans une visée collective qui dépasse la sphère personnelle, jusqu’à englober potentiellement les sphères de l’Humanité, de la Vie et de la Conscience dans l’Univers.

Bien sûr, l’engagement dans la sphère personnelle est rarement totalement indépendant de l’engagement dans la sphère collective. Le premier se projette dans le second et ils sont mutuellement nécessaires. Même quand je ne pense qu’à moi, et que je n’engage que moi, j’engage en réalité l’Humanité entière dans mon action. La femme qui traverse l’Atlantique à la voile en solitaire semble n’engager que sa propre vie et n’avoir aucune visée collective. Pourtant, en mettant sa vie en jeu, elle engage peut-être un conjoint, des enfants, une famille, une collectivité. Et son acte engage l’Humanité entière car il est toujours chargé de signification. En actualisant les possibles à l’échelle individuelle, nous actualisons les possibles pour l’espèce entière, pour la Vie et pour la Conscience. En traversant seule l’Atlantique, cette femme nous donne à voir ce qu’est Exister vraiment, dans le sentiment d’Éternité.

L’engagement du parent pour son enfant, du professeur pour son élève, du docteur pour son patient, etc., bien qu’ils soient de l’ordre de la sphère personnelle telle que définie ci-dessus, a de toute évidence une portée collective (ici des êtres humains éduqués et en bonne santé, ce qui donne, par addition, une société éduquée et saine).

Mais quand je m’engage pour une cause, par exemple la lutte contre la pauvreté, pour la santé, pour la démocratie, contre la guerre, pour le bien-être animal, contre les violences faites aux femmes, pour l’accueil des migrants, contre la fraude fiscale, etc., je m’engage pour quelque chose qui dépasse nettement ma sphère personnelle, y compris sa dimension professionnelle. Je m’engage dans la sphère collective, dans la sphère publique. Cette forme d’engagement prend pour enjeu l’Humanité entière, non pas indirectement, implicitement ou symboliquement, mais directement, explicitement, concrètement.

Enfin, il existe une forme d’Engagement ultime, l’engagement pour la Cause, c’est-à-dire l’engagement pour la Cause écologique, qui préconditionne toutes les autres causes. La lutte écologique implique et préconditionne toutes les autres causes pour la simple et bonne raison que si elle échoue, au sens le plus total du mot échec, alors il n’y aura plus sur Terre ni Vie, ni Humanité, ni Conscience, ni Liberté. Il n’y aura plus sur Terre aucun Bien qui puisse constituer une cause. Il n’y aura plus aucune cause.

La dimension sacrificielle de l’Engagement


Croisons maintenant les deux phénomènes. Il apparaît immédiatement que l’Engagement nécessite le Sacrifice, encore plus que l’Action ne l’exige en général. Pourquoi ? Parce que, dans l’Engagement pour une cause, le calcul et le pari du Bien auquel on renonce pour un Bien total plus important dépasse notre sphère personnelle. Nous renonçons nécessairement à des Biens certains dans notre sphère personnelle au profit de Biens potentiels qui figurent dans la sphère collective.

Bien que notre sphère personnelle fasse partie de la sphère collective, dans l’engagement pour une cause nous supportons des coûts que tous ne supportent pas -ceux qui ne s’engagent pas- alors que les gains de notre action bénéficieront aussi à d’autres que nous. En outre, à cause de l’incertitude radicale, l’Engagement est un pari. Alors que nous aurons renoncé à un bien de manière certaine, nous n’avons aucune certitude que le bien collectif total se réalise effectivement, ni de recueillir notre juste part de l’effort accompli.

On peut illustrer cela par les activistes de Act Up qui luttèrent pour faire reconnaître au monde la réalité et la gravité de l’épidémie de SIDA dans les années 1980. Un petit nombre de citoyennes et de citoyens sacrifie son confort, sa tranquillité, ses heures de loisir, parfois ses jours et ses nuits, pour mener des actions d’activisme, certaines agréables, d’autres désagréables, afin de sonner l’alarme auprès d’une population encore largement homophobe, qui considère presque que le SIDA est la « punition divine de péchés commis par les homosexuels ». Songeons que certains de ces activistes étaient atteints eux-mêmes du SIDA. Certains ont dû assumer leur coming out à cette occasion, dans une société hostile. Certains sont morts, en consacrant des journées entières à cet engagement, sans en voir le bout. Il a fallu des années de lutte -et ce n’est pas terminé- pour que l’engagement de ces milliers d’activistes et de personnes sympathisantes finisse par produire des effets significatifs, au bénéfice des malades du SIDA, de la communauté homosexuelle et de la société toute entière.

On voit que l’engagement dans la cause de la lutte contre le SIDA revêt toutes les caractéristiques évoquées ci-dessus. Il y a renoncement à un bien en vue d’un bien total supérieur. Mais contrairement à un sacrifice dans la vie personnelle, où avons la certitude d’être le principal bénéficiaire de nos sacrifices en cas de succès et où nous avons des garanties raisonnables que notre pari soit gagnant, le sacrifice qu’implique l’engagement pour une cause ne garantit pas un retour sur investissement aussi personnalisé et aussi sûr.

Il est donc manifestement déraisonnable de s’engager dans une cause ! Les économistes ont mis en évidence qu’il semble a priori beaucoup plus rationnel de profiter de l’effet du passager clandestin (ou free riding en anglais), c’est-à-dire de laisser certains s’engager pour les causes collectives à notre place, en réservant nos efforts uniquement pour les causes personnelles (où le rapport coût-bénéfice en situation d’incertitude est bien supérieur), tout en bénéficiant, le cas échéant, des gains collectifs issus des sacrifices de la minorité active (où le rapport coût-bénéfice en situation d’incertitude est nettement défavorable).

Ainsi tous ceux qui n’ont PAS participé au mouvement de lutte contre le SIDA (les passagers clandestins) ont pourtant bénéficié de ses efforts, vu la réduction de risque de contamination, la baisse des coûts pour les soins de santé, et le fait de voir certains proches épargnés par la maladie, SANS devoir faire d’effort, sans sacrifice personnel.

L’Action est toujours un pari mais l’Engagement dans une cause est un pari fou !

Nous avons abordé la question du sacrifice de Soi dans l’Engagement pour une cause mais l’Engagement pour une cause nécessite parfois le sacrifice d’autrui. C’est le cas par exemple du général d’armée qui doit sacrifier une partie de ses troupes pour assurer la victoire, dans une guerre juste.

Enfin, nous avons vu jusqu’où on pouvait et on devait s’engager, quelle était notre capacité maximale d’engagement, liée à notre puissance d’agir individuelle, et à quel point nous devions nous sacrifier, à cause du prix à payer pour l’Action en général et l’Engagement en particulier.

Dans ce calcul et ce pari, nous avons appris qu’il fallait faire preuve de stratégie. Il n’y a jamais lieu de sacrifier en vain, plus que nécessaire, et au détriment de la cause pour laquelle on lutte, c’est-à-dire du plus grand bien total qui est visé.

Voyons maintenant ce qui se passe au croisement de l’Engagement, du Sacrifice et de l’Écocide.

Le sacrifice dans l’Engagement pour la Cause écologique


Il y a l’engagement dans la sphère personnelle, l’engagement pour une cause, et puis l’engagement pour la Cause, c’est-à-dire contre l’Écocide et pour la Métamorphose.

On comprend que dans le cadre de l’engagement existentiel personnel, un individu fasse des sacrifices personnels dans sa sphère personnelle avec, comme on l’a vu, un calcul et un pari selon lesquels il vaut la peine de sacrifier un bien en vue d’un plus grand bien personnel total. S’entraîner au football pour gagner ses matches, répéter ses gammes pour mieux jouer au piano, répéter ses leçons pour réussir ses cours, étudier pour obtenir un diplôme, travailler pour avoir les moyens de bien vivre, économiser pour investir dans un projet de maison, faire une longue route pour partir en vacances, etc. Souvent, dans ces domaines, l’investissement personnel est récompensé personnellement.

Lorsque l’engagement s’élargit à la sphère collective pour embrasser une cause, un individu peut et doit également faire le calcul et le pari de sacrifier un bien en vue d’un plus grand bien collectif total. Souvent, il existe de nombreuses possibilités de gains personnels dans l’engagement pour une cause : la camaraderie et la convivialité, le plaisir d’agir, la fierté d’avoir participé au changement de la société, la reconnaissance sociale, le côté passionnant de la stratégie dans la lutte, etc. Mais on ne peut nier les innombrables sacrifices personnels qu’impliquent l’engagement pour une cause. Le premier est lié au coût d’opportunité temporel : pendant que vous lutter pour le collectif, vous ne travaillez pas à vos avantages personnels. Du moins, pas nécessairement. Là aussi, on peut toutefois imaginer par exemple que la lutte collective fasse avancer vos objectifs personnels de carrière, de salaire, de pouvoir, de reconnaissance sociale. Mais souvent, le prix à payer est supérieur à la voie directe dans la sphère personnelle où les gains individuels sont souvent supérieurs (faire carrière dans l’industrie par exemple, sans motif sociétal). À cela, il faut ajouter les efforts et maux qui accompagnent la lutte : essayer de mobiliser les gens hors de l’apathie, subir les moqueries des conservateurs, affronter la répression éventuelle des autorités, etc. Et les maigres gains malgré les efforts, car il faut parfois des années d’abnégation pour obtenir une mince victoire dans une lutte. L’investissement dans une cause n’est pas toujours récompensé et quand il l’est, pas souvent à la hauteur des sacrifices consentis. Souvent, dans l’engagement pour une cause, l’investissement personnel n’est pas récompensé personnellement en proportion des efforts consentis.

La Cause étant la cause suprême, cela change-t-il certaines données de l’équation du sacrifice ?

Non pour ce qui concerne la liste des éléments fondamentaux de l’Engagement et du Sacrifice : sacrificateur, sacrifié, sacrification, lien, mécanisme et finalité et caractéristiques respectives du bien sacrifié et du bien total visé. Tous ces éléments restent présents.

Cependant, on observe aussi des différences fondamentales liées au caractère total de la Cause. Si on peut négliger sans risque direct une cause qui nous est étrangère, la Cause elle, est commune à toute l’Humanité. Si personne ne s’en occupe, nous en subirons tous les conséquences. Et à l’extrême, l’Humanité s’éteindra faute d’avoir préservé l’habitabilité planétaire pour elle-même et les êtres vivants dont elle dépend.

On fait donc face à ce qui est peut-être une des finalités ultimes, si pas la finalité ultime : la poursuite de l’aventure de l’Humanité et de la Vie sur Terre. On pourrait donc déduire a priori que le plus grand bien total pour lequel on lutte n’est pas seulement plus grand que le bien auquel on renonce (le sacrifié) en s’engageant, mais aussi LE plus grand bien, le bien ultime, parmi tous les biens qui existent. L’existence de l’Humanité et de la Vie sur Terre préconditionne en effet l’existence de tous les autres biens de notre point de vue humain.
Dès lors, on pourrait postuler que le seul sacrifice à la hauteur de ce bien ultime est nécessairement tout aussi ultime, c’est-à-dire total.

On pourrait postuler qu’aucun sacrifice n’est excessif face à l’enjeu de sauver l’existence de l’Humanité et de la Vie sur Terre, pour l’individu et le collectif, et pour l’Humanité toute entière.

Nous y reviendrons dans un autre billet.



Cimetière américain de Colleville-sur-Mer, près d’Omaha Beach, Normandie, France.

Bjarki Sigursveinsson, travail personnel, 2003.

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