On ne peut comprendre notre époque si on ne comprend pas l’énorme signification historique, métaphysique, éthique, politique, anthropologique, existentielle, … de l’Écocide grand É, l’écocide des écocides. Je pose qu’il s’agit du problème le plus important de tous, pour tous, dans toute l’histoire de l’Humanité, de la Vie, de la Terre.

La majuscule superlative se justifie car l’Écocide grand É est, d’un point de vue descriptif, l’écocide de l’ensemble de la Biosphère, c’est-à-dire l’écosystème entier de la planète Terre. Il ne peut pas y avoir plusieurs Écocide grand É tandis qu’il peut y avoir autant d’écocides petit é qu’il y a d’écosystèmes locaux ou régionaux, comme tel lac, telle mer ou telle forêt.

La majuscule se justifie également d’un point de vue éthique car si nous ne mettons pas fin d’urgence à l’Écocide grand É, c’est très simple, cette époque sera la dernière des époques, et l’espèce humaine s’effondrera, voire s’éteindra avec une bonne partie du vivant. L’Écocide, en termes éthiques, est un crime contre l’Humanité et un crime contre la Vie. C’est indubitablement un génocide, le génocide des génocides par son ampleur planétaire, un biocide, un omnicide. Ces équivalences logique permettent d’en saisir l’incommensurable gravité éthique. Ce n’est pas seulement un crime contre l’Humanité et la Vie parmi d’autres, c’est sans conteste LE crime contre l’Humanité et la Vie le plus grave, parce qu’absolu, total et irréversible. C’est donc le Génocide, le Biocide et l’Omnicide, pour les mêmes raisons qu’il ne peut être qu’unique, absolu, total, irréversible s’il atteint son terme.

En mettant fin à l’aventure humaine, privée de ses conditions d’existence, l’Écocide mettrait fin à l’émergence incroyable de cette sensibilité, de cette intelligence, de cette conscience dans l’Univers, dont nous sommes les dépositaires et qui semble unique à ce jour. En mettant fin à l’aventure d’une majorité des espèces vivants sur Terre, l’Écocide mettrait également fin à l’émergence incroyable de toutes ces singulières sensibilités et modes d’existence terrestres non humains. Bien que cela semble un scénario très improbable, l’Écocide met également en péril, de façon probabiliste, la poursuite de la Vie sur Terre, la seule Biosphère connue dans l’Univers.

Sans existence, il n’y a plus de potentiel, il n’y a plus de sens, il n’y a plus de métaphysique, d’éthique et d’esthétique. Toutes les modalités de l’être découlent ontologiquement de la précondition d’être. Tous les Biens découlent éthiquement du Bien premier qu’est l’Existence.

L’Écocide est donc vraisemblablement le Mal absolu. C’est pourquoi aucun enjeu, aucun problème, aucune urgence n’est plus important que l’Écocide. Il s’agit pour cette raison de l’Urgence grand U, l’urgence des urgences qui justifie qu’on fasse littéralement tout pour se hisser à sa hauteur.

Maintenant que nous avons brièvement brossé sa portée, penchons-nous maintenant sur le mot en lui-même.

L’écocide signifie littéralement « tuer la maison ». Un écocide est la destruction d’un écosystème significatif par la main, volontaire ou non, de l’être humain.

Le mot « écocide » fait débat depuis un demi siècle. Néologisme forgé par le biologiste américain Arthur W. Galston, il est employé pour la première fois en 1970 lors d’une conférence intitulée « War and national responsibility » à Washington DC. Il émerge dans le contexte du scandale causé par l’utilisation de l’agent orange par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam, également au Laos et au Cambodge, de l’année 1961 au début des années 1970. L’agent orange est un produit herbicide hautement toxique pour l’environnement et les êtres vivants, qui fut massivement épandu -plusieurs dizaines de millions de litres- par des avions militaires américains sur ces pays, afin de détruire le couvert végétal et les cultures alimentaires, de sorte d’empêcher d’une part la résistance vietnamienne de se cacher dans la jungle et, d’autre part, de détruire ses récoltes. L’emploi de cette arme biologique frappa des centaines de milliers d’hectares de terres et fit des millions de victimes parmi les Vietnamiens, les Laotiens et les Cambodgiens mais aussi parmi les soldats américains eux-mêmes, chargés de la manutention et de l’épandage du produit ultra toxique.


En 1972, lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement à Stockholm, le Premier ministre suédois Olof Palme a qualifié la guerre du Viêt Nam d’écocide[1], tandis que d’autres, dont l’Indienne Indira Gandhi et le chef de la délégation chinoise Tang Ke, ont également dénoncé la guerre sur le plan humain et environnemental, demandant que l’écocide soit considéré comme un crime international.[2][3] Un groupe de travail sur les crimes contre l’environnement a été créé lors de la conférence, et un projet de convention sur l’écocide a été soumis aux Nations unies en 1973.[4] Cette convention appelait à un traité qui définirait et condamnerait l’écocide en tant que crime de guerre international, reconnaissant que « l’homme a consciemment et inconsciemment infligé des dommages irréparables à l’environnement en temps de guerre et en temps de paix ».[5]

Wikipedia


A partir du début des années 1970 donc, le mot et le concept d’écocide entre définitivement dans le champ institutionnel international.

Mais ses racines historiques sont plus anciennes. Le concept de crime d’écocide est envisagé depuis au moins 1947. Même si le mot n’existait pas encore à l’époque, il fut en effet discuté de manière conceptuelle au sein de la Commission du droit international -un organe des Nations unies- pour préparer le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité.

Dès ce moment, on peut observer les conséquences juridiques de l’emploi du concept. En 1947, l’Etat polonais attaque en justice l’Etat allemand pour la destruction des forêts polonaises durant la Seconde Guerre mondiale, en infraction de l’article 55 de la Convention de la Haye de 1907, sous l’égide de la Commission des Crimes de guerre des Nations Unies. Cet article 55 prévoit en effet que l’occupant d’un pays puisse administrer et bénéficier de l’usufruit des biens et terres occupées mais doive sauvegarder le fonds de ces propriétés, c’est-à-dire notamment s’abstenir de les détruire. Or la Pologne accuse l’Allemagne d’avoir délibérément dévasté les forêts polonaises occupées pour se fournir en bois tandis que l’occupant prenait des mesures pour préserver ses propres forêts nationales. En outre, on montre alors que la gestion forestière des Nazis en Pologne fut mise au service de l’installation et du fonctionnement des camps de concentration et d’extermination, ainsi que de la couverture des crimes de masse commis. Il s’agit d’un des premiers cas de procès fondé sur le motif de la destruction de l’environnement à grande échelle, en lien avec un génocide, au moment de la naissance du droit international moderne après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi la notion d’écocide émerge dans le traumatisme infligé par la barbarie de la Seconde Guerre mondiale. On déplore 50 millions de morts, dont plus de 6 millions de victimes du génocide nazi (principalement juives mais aussi tsiganes, homosexuelles, handicapées, prisonniers politiques et de guerre, etc.). Mais on se souvient moins de ces graves atteintes aux écosystèmes, délibérées ou collatérales, qui sont constatées à l’époque. Dès le départ donc, l’écocide est conçu par les juristes comme un crime contre l’humanité, la catégorie la plus grave des crimes dans le droit, et est relié à la notion de crime de guerre et de génocide, deux crimes contre l’humanité parmi les plus graves, si pas les plus graves. Cette liaison entre guerre, génocide et écocide était inévitable en toute logique : l’écocide est en effet à la fois une forme de guerre ET de génocide contre le vivant, humain et non humain.

Penchons-nous maintenant sur son étymologie. Le terme écocide est construit par dérivé du préfixe éco-, provenant du grec ancien oîkos (« maison ») et du suffixe -cide, provenant du latin ancien caedere (« abattre, tuer »). Il signifie littéralement « abattre la maison » ou « tuer la maison ». Si la première interprétation est de sens courant (on peut abattre une maison), la seconde interprétation semble a priori erronée puisqu’on ne peut pas, en toute logique, « tuer une maison », maison qui est une chose, un objet, c’est-à-dire une entité ou substance non vivante.

Cependant, la « maison » dont il est question dans l’écocide désigne un écosystème qui combine des entités vivantes et non vivantes reliées par des interactions, et qui est au sens propre l’habitat, donc la maison, de ces entités vivantes. En outre, chacun peut observer que la Vie abrite la Vie, que la vie est son propre habitat. Les éléments de la flore comme les forêts abritent des arbres individuels qui abritent à leur tour un cortège d’espèces animales -la faune- comme les micro-organismes, les insectes, les mammifères et les oiseaux. A leur tour, le corps des animaux peut abriter des éléments de la faune et de la flore, des micro-organismes, des bactéries, des virus ou des formes pluricellulaires de taille plus importante. Puisqu’une des caractéristiques fondamentales de toute forme de vie est qu’elle finit toujours par mourir, et que, sans vie, il n’y a pas d’écosystème, et qu’un écosystème est la maison qu’habitent les entités vivantes, la seconde interprétation du mot écocide prend toute sa signification. Oui, on peut effectivement « tuer la maison ». Un écosystème peut mourir, en tout ou partie. L’écosystème planétaire, la Biosphère, peut mourir, en tout ou partie. La planète Terre est actuellement la seule planète de l’Univers connue pour abriter une Biosphère.

Aujourd’hui, l’écocide est au cœur de la stratégie de nombreuses dynamiques scientifiques, politiques, juridiques, associatives et citoyennes. De nombreux activistes luttent pour intégrer l’écocide dans le droit international et national, en particulier dans le Statut de Rome, le traité qui a créé la Cour pénale internationale, qui se saisit des crimes de génocide, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes d’agression, en notant que ces crimes peuvent se recouper entre eux.


L’Écocide grand É est donc une généralisation éthique de ces réflexions historiques et des initiatives juridiques et politiques les plus récentes. Défini comme le plus grand Mal, comme le Mal absolu, comme l’Urgence, il implique nécessairement des conséquences drastiques dans une éthique de l’Engagement. Il s’agit du mégaprocessus majeur de l’époque, de l’Anthropocène. Il figure également au cœur de l’écologie comme science, comme philosophie et comme projet politique. Ses conséquences politiques sont donc gigantesques.

C’est pourquoi nous y reviendrons encore.


Photo par ~filth~filler~. Creative Commons Attribution 2.0.

Pour aller plus loin :

Vers l’intégration de l’écocide dans le Statut de Rome | Canadian Yearbook of International Law/Annuaire canadien de droit international | Cambridge Core


End Ecocide on Earth – For a common future for all life!

Legal definition of ecocide drafted by Independent Expert Panel — Stop Ecocide International

Le « thanatocène », ou comment les guerres modernes détruisent aussi la planète (lemonde.fr)


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