L’aviation de masse est un laboratoire du présent en termes de pensée écologique.

Voici que des associations de consommateurs attaquent en justice des compagnies aériennes pour greenwashing.

Certains mènent des actions de guérilla juridique. Mais ça reste désolant de devoir attaquer juridiquement des aspects très annexes (le greenwashing…) par rapport au problème principal : la taille de l’aviation de masse, qu’aucune technologie ne permettra sans doute jamais de neutraliser à cette échelle et dans les temps impartis par l’urgence écologique (à cause des lois de la chimie de la et de la physique des carburants, des moteurs et du vol habité). Le greenwashing, c’est l’existence de l’aviation de masse toute entière !

On peut donc espérer que ces actions juridiques aient plus d’impact en termes de sensibilisation à la réalité que sur le fond.

Je suis de plus en plus persuadé, maintenant que les objections de la science (« ce n’est pas encore certain »), du financement (« c’est impayable »), de la technologie (« nous n’avons pas encore les technologies »), des institutions (« nos institutions ne le permettent pas »), du consentement populaire (« les gens n’en veulent pas »), s’effritent et tombent les unes après les autres, qu’on se retrouve à l’os du problème écologique, qui tient en deux parties :

1) un problème métaphysique (la métaphysique est en gros « la vision du monde » d’une société, une vision largement inconsciente, par exemple les Inuits utilisent de nombreux mots différents pour décrire les différentes sortes de neige, sans s’en rendre compte, alors que les Bédouins utilisent d’autres mots cette fois pour décrire les sortes de sables existantes, sans non plus le conscientiser puisque cela fait partie de l’évidence de « leur monde »)

2) un problème de corruption morale (la corruption morale signifie l’incapacité à adopter un raisonnement et une action éthiques de bout en bout, l’incapacité à tirer les conséquences logiques d’une situation éthique)

Prenons le premier problème. Les sociétés occidentales élargies aux pays émergents via le capitalisme sont bâties sur une métaphysique illimitiste, c’est-à-dire qui ne reconnaît pas l’existence de limites infranchissables et de frontières à ne pas dépasser. C’est le fameux mythe du Progrès qui trouve son extension hyperbolique dans le transhumanisme et le néolibéralisme. « There is no limit. » Comme pour le vocabulaire des Inuits ou des Bédouins, cette métaphysique illimitiste est pour l’essentiel inconsciente : la vision spontanée du monde pour de nombreuses personnes ne comprend pas la plupart des limites objectives de la Biosphère comme authentiques limites. Plus précisément, il est entendu que la Science et la Technologie et l’Economie pourront permettre de transgresser une à une toutes les limites, qui ont donc, dans la métaphysique illimitiste, le simple statut de « frontière franchissable ». L’imaginaire illimitiste est convaincu de la transgression possible de toutes les limites : la Biosphère via la croissance économique et technologique, la Terre via la conquête de l’espace, la Vie via la suppression de la maladie, de la vieillesse et de la mort, et même la condition humaine via la création d’entités artificielles conscientes comme une intelligence artificielle générale. Nous parlons croissance économique, innovation technologique, création d’activité et d’emploi, compétitivité et exportations comme s’il s’agissait de réalités physiques, alors que nous échouons à adopter un vocabulaire pour prendre conscience des limites réelles de la Biosphère, du Vivant et de l’être humain.

On observe en conséquence une incapacité structurelle à concevoir la reliance, tous les liens d’interdépendance qui font dépendre notre sort de celui de la Biosphère, du Vivant, de la Terre. Nous sommes donc incapables de concevoir que différents « complexes » (aérien de masse, automobile de masse, industriel de masse, agro-alimentaire de masse, pétro-chimique de masse, etc.), sont rigoureusement incompatibles avec les limites planétaires (qui plus est les limites planétaires justes). De manière générale, nous comptons très bien des grandeurs fictives comme le PIB, le profit et le salaire ou pouvoir d’achat, mais échouons à compter les grandeurs biophysiques en hectares de sols, en tonnes de matières premières, en Joules d’énergie, en litres d’eau, etc. Nous pensons et agissons « hors sol ».

On peut donc observer « des gens biens » (c’est-à-dire qui ont un « logiciel éthique » tout à fait convenable) qui votent et qui consomment mais sans concevoir les limites planétaires écologiques et les limites sociales humaines, par défaut de métaphysique, comme certains individus issus de peuples premiers massacrent en tout bonne foi tout individu d’une tribu « étrangère » qui franchirait la rivière car « ce n’est pas un être humain » (car il ne fait pas partie de la tribu dans sa métaphysique), comme un Inuit échoue à concevoir le sable et ses variétés, et comme un Bédouin échoue à concevoir la neige et ses différences.

Faute de métaphysique adéquate par rapport au réel (il existe réellement des limites planétaires selon les résultats scientifiques), impossible d’adopter une éthique qui s’inscrive dans le réel, quant à ses causes et conséquences. Le logiciel éthique, s’il existe, « tourne » à partir de données erronées et produit donc des conclusions… erronées.

Qui plus est, deuxième problème, on a des gens qui perçoivent de plus en plus la nouvelle métaphysique qui tient compte des réalités de la Biosphère, du Vivant, de la Terre et de l’être humain (l’existence des limites) mais qui échouent à en tirer les conséquences éthiques qui s’imposent en termes de choix politiques (vote, participation, voire activisme) et en termes de choix de consommation (sélection des biens et services et emplois dans le sens écologique).

Ceux là souffrent de tout ce que la psychologie et la philosophie morale a mis au jour quant aux biais éthiques et sociaux de l’être humain et des sociétés :

– aveuglement moral (le logiciel éthique n’est pas mis en route : Eichmann le fonctionnaire efficace qui « ne faisait qu’accélérer la cadence des trains vers les camps de la mort car c’était son job »)

– refus des conséquences (« j’ai seulement appuyé sur la gorge du citoyen pour l’immobiliser avant de l’arrêter »)

– victimisation (« et je fais comment moi si je travaille dans l’agriculture ou la pétro-chimie, j’ai des enfants à nourir moi ! »)

– blâme sur les victimes (« les Africains n’ont qu’à interdire l’importation des déchets occidentaux sur leur sol »)

– redirection de responsabilité (« c’est la faute des Chinois, des Russes, des Américains, des industriels, des politiques… »)

– déni

– etc. etc.

Voilà comment on a pu lire que plus d’1 million de Belges et d’étrangers allaient prendre l’avion à l’aéroport de Zaventem durant l’été 2023, certains en payant la « compensation carbone » ou la « contribution aux carburants dits verts », tout en continuant à voter pour des partis qui refusent toute limitation du complexe aérien de masse. En Belgique en effet, les aéroports de Zaventem, Liège et Charleroi disposent de permis qui autorisent l’augmentation du nombre de vols entrants et sortants.

Le constat qui en découle est implacable : nous sommes individuellement des êtres faibles, fortement déterminés par les comportements de nos congénères et les normes de nos sociétés. Nous savons ou devrions savoir, nous pouvons agir, nous prétendons vouloir le faire mais nous continuons à contribuer à la destruction de notre propre monde. Tant que prendre l’avion souvent demeure un comportement répandu, célébré, encouragé par la publicité et les politiques publiques, il ne faut pas cependant pas blâmer outre mesure le faible individu pour un comportement qui ne serait pas celui d’un « saint écologique ». Certes il existe une responsabilité individuelle irréductible dans le problème écologique mais elle se porte davantage dans la dimension citoyenne et politique de l’individu que dans son comportement individuel de consommateur, inféodé à son époque. Prendre l’avion peut sembler excusable dans une certaine mesure pour le faible individu isolé. Par contre, continuer à voter ou à militer pour des partis qui encouragent ou admettent l’extension du complexe aérien de masse, et refusent toute idée de limitation urgente des activités fossiles pour respecter des limites planétaires déjà gravement transgressées, voilà qui ressemble davantage à une forme de culpabilité éthique réelle dans le chef de l’individu. On ne peut pas d’une main déplorer l’incendie et de l’autre jeter de l’huile sur le feu.

D’un point de vue objectif, éthique, moral, ces complexes de masse auxquels nous participons de gré ou de force (car il impossible de ne pas y participer au moins un peu dans notre civilisation) sont ECOCIDAIRES. On peut vouloir diluer les responsabilités individuelles autant qu’on veut, consommer et voter pour ces complexes de masse, dans notre système mondialisé, pour l’immense majorité des gens, c’est être complice d’écocide planétaire, un peu, beaucoup ou à la folie.

C’est pourquoi je défends l’idée que l’écologie politique doit se confronter beaucoup plus ouvertement au problème philosophico-politique de la Limite dans la métaphysique et l’éthique. Il faut confronter l’individu et sa sphère d’influence, et confronter les institutions et ceux qui les gouvernent, avec leur sphère d’influence bien supérieure. Cela ne signifie en aucun cas tenir un propos incompréhensible pour des non initiés. Cela signifie traduire dans un langage compréhensible par la majorité l’idée de cette nouvelle vision du monde qui intègre et reconnaît la Limite. Cela signifie traduire dans un langage pédagogique et fort l’idée de l’éthique actualisée dont nous avons besoin pour tenir compte des limites planétaires. Cela signifie illustrer par la pensée, la parole et les actes la réalité des limites planétaires et ses conséquences éthiques concrètes.

Il faut pouvoir dire concrètement que voler c’est mal. Tout simplement. Il faut pouvoir expliquer qu’on ne va plus prendre l’avion ou beaucoup moins, ET le faire réellement. Mais il faut surtout dépasser l’échelle individuelle et, en tant que citoyen, mettre son poids politique dans la balance pour que des mesures sérieuses soient prises au niveau collectif. Dire qu’il faut désormais réduire d’urgence la taille du complexe aérien, en réduisant son activité. Qu’il faut limiter légalement la possibilité de voler pour réincorporer la société humaine dans les limites de la planète. Et que personne n’en mourra ! Et que l’on prendra soin des travailleurs du secteur, en les requalifiant professionnellement, en reconvertissant les industries, en réhabilitant les aéroports fermés, en garantissant des conditions d’existence dignes pour toutes et tous durant cette transition juste.

C’est pourquoi je défends l’idée d’un nouveau Contrat social-écologique « auto-contraignant ». Il s’agit de littéralement voter pour se faire contraindre ensuite librement à respecter les limites planétaires. Il s’agit pour le Gouvernement d’imposer des quotas de vol ou un système équivalent, à partir d’un mandat populaire clairement remis lors des élections, de manière à réduire effectivement, drastiquement et rapidement, la taille du secteur aérien, pour en réduire les émissions de gaz à effet de serre. Dans la mythologie, Ulysse demande à ses marins de le ligoter au mât pour ne pas succomber aux sirènes. Même le chef a besoin d’être ligoté pour servir l’équipage du navire. C’est le sens du Contrat social dont nous avons besoin.

Car je ne crois pas anthropologiquement réaliste de demander à la majorité des individus d’être des héros écologiques, des sages de la sobriété, des décroissants militants, à titre individuel…

C’est par l’institutionnalisation démocratique de la Limite que l’Humanité pourra se sauver (sauver ce qui peut encore l’être)… ou pas.
Cela s’appelle l’Autonomie, c’est-à-dire la capacité à se fixer à soi-même ses propres limites à titre individuel, ou la capacité à se fixer à nous-mêmes nos propres limites à titre collectif.

Donc en résumé : activisme citoyen/vote aux élections/désobéissance civile si nécessaire –> politique –> institutions –> autolimitation sociétale (et non écogestes individuels au seul niveau du consommateur).

C’est tout le principe du Contrat social déjà formulé par Jean-Jacques Rousseau, que de lier gouvernement choisi librement par le peuple et capacité du gouvernement d’imposer des limites à la liberté « totale » des citoyens en retour, pour préserver la liberté civique de tous.

Soyons clairs, je ne dis pas que ça va se passer comme cela mais je suis assez convaincu que c’est la seule stratégie réaliste.

Image by David Mark from Pixabay


Une réponse à “Commentaire n°7 : L’aviation de masse face à la Limite”

  1. Avatar de Olivier
    Olivier

    Merci pour ce texte !

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