On apprend récemment que l’axe de rotation de la Terre a encore été modifié par les activités humaines (et pas seulement celles des Occidentaux). Cela n’est pas la première fois qu’on mesure cette modification de l’axe aussi en raison de l’activité humaine.

Ceux qui contestent encore le concept d’Anthropocène, un concept formulé en sciences géologiques et non en sciences humaines (cf. les critères de véridiction propres à chaque science), devraient selon moi se raviser.

En outre, il va être de moins en moins vrai, à mesure que la Chine, l’Inde et les autres pays émergents -et en particulier leur élite riche et leur classe moyenne- détruisent -plus exactement « écocident« – leur portion de continent et la planète dans son ensemble, que l’écocide planétaire est un problème « causé par les occidentaux » et « une minorité issue de la classe dominante » (ce qui reste une thèse très forte dans la tradition critique d’une certaine gauche marxiste et écologiste, qui a critiqué voire rejeté le concept d’Anthropocène comme étant orienté défavorablement d’un point de vue politique).

Je reste pour ma part convaincu que cela repose sur une erreur d’appréciation : la cause fondamentale de l’Écocide n’est in fine ni l’occidentalisme ni le capitalisme ni le complexe fossile, mais le mélange d’une défaillance généralisée de notre espèce au niveau sociétal (un cerveau incapable de maîtriser la complexité de la société mondialisée et de créer des institutions autolimitantes, un problème de coordination, de physique de l’information) et d’une défaillance généralisée de la métaphysique qui a fini par gouverner l’inconscient collectif du monde entier : l’Illimitisme. La cause fondamentale de l’Écocide selon moi -l’Illimitisme- est un mélange de facteurs déterministes (notre cerveau biologique) et indéterministes (notre métaphysique, notre éthique, notre politique, nos institutions, notre culture). On ne peut pas changer notre cerveau à court terme, facilement, mais on doit pouvoir changer de métaphysique, et donc d’éthique, de politique, d’institutions, de culture (mais en général ça prend plusieurs siècles…).

On peut également gloser sur la pensée orientale… soit disant « plus proche de la nature ». Il s’avère aujourd’hui qu’Inde et Chine se fascinent, comme les Occidentaux, pour les armes nucléaires, les porte-avions et la conquête spatiale et l’IA… et ravagent tous leurs écosystèmes. Je suis persuadé que les Africains en ferait de même s’ils en avaient les moyens.

On peut également gloser sur les pays pauvres, ils me semblent ravager leur environnement autant que leurs moyens économiques et techniques le leur permettent. Bien sûr, soyons de bon compte, ils le font en partie pour répondre aux consommations des pays riches. Et bien sûr, leur performance destructive combinée est bien moindre que celle des Etats-Unis, de la Chine, de l’Europe et de l’Inde pris isolément.

Bientôt, la trajectoire climatique de l’Inde et de la Chine va faire d’eux les premiers responsables historiques de la suite du réchauffement climatique, en termes d’émissions cumulées de gaz à effet de serre. Bientôt, l’empreinte écologique cumulée des pays non-occidentaux pourrait bien dépasser celle des pays occidentaux. Que ne voyons-nous pas qu’il s’agit désormais d’un problème planétaire donc anthropologique ? L’Occident est-il coupable ? Oui, d’avoir colonisé l’imaginaire, les peuples et les infrastructures de tous les continents. Le capitalisme est-il coupable ? Oui, d’avoir créé un système économique désormais mondialisé qui méconnait complètement la Limite. Le complexe fossile est-il coupable ? Oui, d’avoir, dans le système capitaliste, créé une puissance politique qui corrompt le monde entier, maximise le profit en détruisant la Biosphère. Mais comment expliquer que toute la surface du globe soit désormais soumise à ces fléaux idéologiques et matériels ? Pourquoi l’Inde et l’Asie, désormais indépendantes que je sache, ont-elles décidé d’embrayer sur l’Occident pour détruire à leur tour leur sous-continent et la planète entière ? On ne peut s’arrêter à des causes intermédiaires comme le capitalisme, l’Occident ou le complexe fossile, si on espère aller à la racine du mal. Il faut pouvoir expliquer pourquoi une société n’abolit pas le capitalisme quand elle constate qu’il détruit les conditions d’existence sur Terre. C’est pourquoi j’en reviens à la métaphysique illimitiste et à la corruption morale, au déni de la Limite comme arrière-fond inconscient de notre monde mondialisé. Cette métaphysique illimitiste s’est traduite en une idéologie qui a utilisé le véhicule impérialiste, puis colonialiste, puis capitaliste, puis néolibéral, puis transhumaniste, pour transgresser toutes les limites et viser l’infini, et au-delà.

Face à la question des responsabilités éthiques de chacun dans la catastrophe climatique, je suis pour l’annulation de la dette du tiers monde en échange d’une partie de la dette climatique de l’Occident (car je pense que la dette climatique des pays riches vaut plus que la dette économique des pays du tiers monde). Oui. Mais ça ne va pas résoudre fondamentalement le problème. Le problème ne va pas se résoudre par une simple lecture marxiste de la lutte des classes, entre bourgeois maléfiques et prolétaires vertueux, entre Nord global et Sud global, entre riches et pauvres, entre élite et peuple. La dialectique est clairement insuffisante pour expliquer la réalité de l’Écocide. Sans rejeter entièrement cette dialectique, il faut l’élargir à une trialectique où l’on intègre la dimension biologique du vivant, de l’espèce humaine et de la Biosphère, et la Noosphère qui comprend les différentes métaphysiques en concurrence.

Bref, selon moi, les géologues ont parfaitement la légitimité pour nommer « Anthropocène » la période de temps où l’espèce objectivement responsable des marques stratigraphiques et astronomiques (axe de rotation de la Terre !) observables, qui rompent le continuum géologique, est … l’homo sapiens. Si les responsabilité sont extrêmement différentes entre différentes catégories de la population d’homo sapiens sur Terre, on ne peut détecter aucune « sous-espèce » humaine qui serait vertueuse alors qu’une autre serait malfaisante. On ne peut se contenter d’une lecture purement sociologique et idéologique de ce que les humains font à la Biosphère. La participation active, à différentes échelles certes mais avec un effet de rattrapage et de dépassement, de toutes les parties de la population du monde à l’Écocide interroge désormais toute l’Humanité et non plus seulement sa partie occidentale. Les termes d’Occidentalocène, de Capitalocène ou de Pétrocène, malgré leur intérêt réflexif, restent insuffisants, voire trompeurs, pour saisir l’ampleur géographique planétaire de l’Écocide, ses racines temporelles plurimillénaires, et ses invariants anthropologiques.

Ca n’enlève rien à la légitimité d’une critique socio-anthropologique et fondée sur la notion de justice du concept d’Anthropocène, mais cela ne doit pas conduire à refuser le mot Anthropocène lui-même d’un point de vue scientifique, au risque de nous aveugler sur le caractère massivement anthropique de la situation, et pas seulement « idéologique », « socio-économique », « géopolitique » ou « institutionnel ».

Jamais je ne prétendrai absoudre la responsabilité historique de l’Occident, du capitalisme, du complexe fossile, dans l’Écocide, ni les impacts cumulés criminels, engendrés par les sociétés qui adoptèrent leurs paradigmes. Jamais je ne prétendrai ne pas reconnaître qu’aujourd’hui, l’empreinte écologique nationale et individuelle des pays riches écrase complètement celle des pays pauvres, et que l’empreinte cumulée des pays riches reste encore supérieure à celle des gros pays émergents. Mais en restant de manière caricaturale dans une grille d’analyse marxiste et dans une tradition critique qui nie le fait biologique et anthropologique humain en renvoyant toutes les causes aux rapports de domination et d’exploitation, la critique de l’Anthropocène manque selon moi de lucidité, et nous fait prendre la proie pour l’ombre. Car il survient déjà que les pays riches, et les riches parmi ces pays, et l’Occident tout entier, et même le capitalisme, deviennent de plus en plus leurs propres victimes, ce qui renforce le caractère anthropique planétaire des causes et des conséquences de l’Écocide.

Autrement dit, ni l’abolition de la domination de l’Occident, du capitalisme et du complexe fossile, si cette abolition est indispensable, ne suffiront, en eux-mêmes, à empêcher l’Écocide, si on ne se confronte pas enfin aux causes fondamentales de l’Illimitisme, de la corruption morale et de la biologie du cerveau humain. Et si on estime que la 3e cause est inaccessible pour des raisons techniques ou éthiques, alors la seule issue est, enfin, d’instituer la Limite et l’Autonomie au sein de l’espèce humaine, chez tous et partout, de manière structurelle, au travers d’un véritable Pacte social-écologique.

Atelier atlantique de Kenneth White à Trébeurden

Laurent Brunet, Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0

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