La théorie du singe




« Pluralitas non est ponenda sine necessitate » : les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité


J’appelle personnellement « théorie du singe » le principe selon lequel l’essentiel des comportements humains individuels et collectifs observés est explicable par assimilation aux grands constats de l’éthologie d’une espèce de grand singe, modulo ce qui nous singularise en tant qu’homo sapiens. Dit plus simplement : les humains ne se comportent pas spécialement fort différemment d’un singe qui serait habillé et aurait des outils, et voir vos congénères humains comme des singes est souvent plus éclairant qu’élaborer des théories explicatives plus complexes. Par usage du rasoir d’Ockham selon lequel l’explication la plus simple et la plus directe doit être préférée aux explications alternatives plus complexes, la « théorie du singe » me semble avoir un pouvoir explicatif bien plus important que bien d’autres théories ayant cours, y compris dans les cénacles académiques.

Je défends l’avis que cette position n’est pas triviale, qu’elle ne va pas de soi, et j’admets qu’elle est choquante pour la plupart des gens. Je pense que la plupart des gens refuseraient vraisemblablement de considérer que l’essentiel de leurs comportements serait purement instinctif, et pas nécessairement beaucoup plus élaboré que le comportement des chimpanzés, des bonobos, et des gorilles, ces trois espèces de mammifères et de grands singes les plus proches génétiquement et comportementalement de l’homo sapiens.

De la même manière, le refus de considérer les nouvelles théories de Charles Darwin relatives à l’Evolution furent l’objet de débats très vifs, voire de débats très violents, et d’un déni de principe considérable à l’époque.
De nombreuses cultures occidentales mais aussi orientales, aujourd’hui majoritaires en nombre d’individus, ont tendance à adopter une conception métaphysique anthropocentrique, et à faire de l’être humain une entité « exceptionnelle », « séparée et au dessus, voire au sommet, du reste de l’existence ». Or la plupart des cultures ayant existé étaient davantage écocentriques, et plaçaient sur le même pied métaphysique, voire éthique, les êtres humains, des êtres vivants non humains et mêmes des entités inertes comme des montagnes, des lacs ou des rivières.

Ma « théorie du singe » tend seulement à vulgariser une conception des comportements humains très répandue au niveau scientifique mais je n’ignore pas que ces idées sont très peu acceptée par l’ego culturel humain, encore à notre époque.

Est-il possible d’adopter ce point de vue sans être accusé de « déterminisme », de « darwinisme social », voire carrément de « nazisme » ? Je le pense en l’état.

NB : le régime nazi, comme d’autres régimes barbares, a fortement employé la métaphore animalière pour déshumaniser puis exterminer des groupes entiers de la population européenne, ce n’est évidemment pas mon objectif dans ce billet.

Je pense à nouveau que le consensus majoritaire en psychologie, en médecine, en biologie, et dans les sciences de la vie en général est que l’homo sapiens échappe finalement très peu aux déterminations auxquelles l’ensemble du règne du Vivant est soumis. Au point que la position du déterminisme biologique total -ou quasi total- est considérée comme scientifiquement plausible.
Il n’en va pas de même dans les sciences humaines, où la tradition est très éloignée des sciences du vivant, et le refus -voire le déni- du déterminisme biologique est beaucoup plus affirmé, surtout dans la tradition sociologique française, tandis qu’on supprime l’essentiel du libre arbitre via le déterminisme social uniquement (notamment dans le structuralisme et le matérialisme marxiste).

S’agit-il vraiment d’une théorie ? Non, il s’agit plutôt d’un principe général qui s’appuie sur les théories et les constats qui font consensus au niveau scientifique, quant aux explications du comportement de l’être humain.

J’ai le plus grand respect pour la Vie sous toutes ses formes, humaine et non humaine, et pour les individus de l’espèce humaine, dont je fais partie. Même si ma Raison me pousse régulièrement à la Misanthropie, je veux être Philanthrope par devoir sinon par goût. Et donc présenter mes idées -grossières- sur ce que j’appelle -en assumant la provocation- la « théorie du singe » n’est pas nécessairement méprisant, même si je dois bien avouer que c’est l’impuissance face à la « connerie humaine » -et donc une certaine exaspération et un certain mépris avouons-le franchement- qui m’a fait formuler cette idée, dans laquelle je m’inclus bien évidemment. Je ne crois pas en une quelconque forme de déterminisme métaphysique total et non plus dans une quelconque forme de déterminisme biologique total. Je partage la conception de l’Autonomie interdépendante telle que développée notamment par le philosophe Edgar Morin. Oui, l’individu humain est fortement conditionné, (pré)déterminé, aliéné, soumis, aux forces de l’Univers, de la Vie, de l’Humanité, des sociétés, etc., à ses gènes, à son cerveau, à sa culture, à son environnement écologique, social et économique. Néanmoins, même si on ne peut le prouver dans un sens ou dans l’autre en principe -d’où j’assume que ma conviction est in fine une croyance-, l’état des connaissances scientifiques permet de faire légitimement le pari de l’existence d’un libre arbitre individuel et collectif minimum, de la possibilité de l’autonomie, du choix, et donc de l’éthique, et donc de la politique.

Quelles sont les conséquences de la théorie du singe ? Que vous pouvez expliquer généralement la plupart des comportements par la nécessité de survivre et de se reproduire pour tout individu de l’espèce humaine (disons qu’il s’agit du cerveau reptilien). Ainsi de la prédation, de l’alimentation, de la construction d’un abri, de la lutte, de la fuite, de la paralysie, des comportements d’accouplement et d’élevage des petits. Au surplus, des comportements plus complexes ressortent des dynamiques à l’œuvre chez les mammifères sociaux (disons qu’il s’agit du cerveau mammifère). Ainsi de la coopération, de la hiérarchie sociale, de la dominance, de la défense du groupe, du territoire et des ressources, des alliances, etc. Seuls les comportements les plus élaborés semblent échapper à ces explications évolutives (disons qu’il s’agit des parties du cerveau les plus récentes dans l’histoire évolutive, celles qu’on utilise pour inventer des théories justement !). Mais même ces comportements peuvent être rapportés aux nécessités de la survie (gagner sa croute), de la reproduction (séduire des partenaires sexuels), et des comportements sociaux (monter dans la hiérarchie, nouer des alliances, défendre le territoire du groupe).

Tous les philosophes et les scientifiques ont observé les comportements « animaux » et « grégaires » des êtres humains, voire leur « bestialité », bien qu’aucune bête ne se soit révélée aussi cruelle et stupide d’un point de vue évolutif, que la nôtre.

Ma théorie du singe se veut donc aussi un rappel métaphysique pour moi-même et les autres : non, nous ne sommes pas des dieux ni même des demi-dieux, nous ne sommes que des singes d’un point de vue évolutif. Nous devons faire preuve de davantage d’humilité. Oui je me dois d’observer la singularité de l’espèce humaine en terme de saut quantique de Conscience et d’Intelligence, ainsi que d’usage de la Technique, de l’outil. L’espèce humaine, son cerveau, son intelligence, sa conscience, ses sociétés, ses technologies, sont sans conteste des phénomènes émergents, et des émergences qui signent une rupture nette dans le continuum du Vivant. Bien que tout ou presque des comportements humains trouve des antécédents précurseurs dans d’autres espèces (intelligence, comportement pro-social, usage de l’outil, mise au point de stratégies, problem solving, etc.), aucune autre espèce que la notre n’a porté ces comportements à un niveau ne serait que vaguement proche du nôtre, en termes de complexité.
Mais la majeure partie du temps, des principes simples permettent d’expliquer l’essentiel de nos comportements, tandis que les manifestations d’exceptionnelles compétences -hors des clous- sont moins fréquentes que nous l’imaginons. Grande humilité donc.

Ensuite, au delà de l’humilité, je voudrais ajouter la compassion, pour soi-même et pour l’Autre. Si moi et mes congénères ne sommes que des singes, dont le cerveau est une juxtaposition mal coordonnée d’hardware reptilien, mammifère et humain, alors il n’est pas étonnant d’observer un tel chaos dans la société humaine, sur Terre. Grande compassion pour la Souffrance humaine qui émane de notre condition de grand singe.

D’un point de vue pratique, je pense que cette idée de « théorie du singe » impose des limites aux attentes éthiques et politiques que l’on peut avoir envers l’espèce, les sociétés, les institutions, les organisations et les individus. Il faut faire preuve d’indulgence envers nous car nous sommes beaucoup plus irrationnels et faibles, plus instinctifs, que nos croyances culturelles sur notre « puissance d’agir » ne nous le font penser.

Il n’est pas dit non plus que notre civilisation, avec sa complexité technologique, ne violente pas au quotidien le pauvre singe apeuré en nous. Nos créations nous dominent et dominent notre cerveau qui les a créées. Nous sommes des apprentis sorciers qui ne parvenons plus à maîtriser les enchantements que nous avons lancés. Ma théorie du singe pointe aussi notre caractère sauvage, en positif et en négatif, qui fait partie de notre condition humaine. La Vie n’est pas tendre avec les êtres vivants, et l’évolution n’a pas sélectionné la sainteté pour favoriser la survie, bien au contraire. Mais tous les êtres vivants sont vulnérables à cause de leur fragilité. La théorie du singe rend également compte de cette vulnérabilité qui est nôtre.

Lorsque vous observerez un de vos congénères se comporter d’une manière manifestement stupide, malfaisante ou incongrue, ou dans la détresse, vous pourrez vous dire que vous n’êtes pas non plus toujours plus malin qu’un singe, lui tendre la main et surtout, vous regarder dans le miroir !




Une réponse à “La théorie du singe”

  1. Avatar de Céline Bourdon
    Céline Bourdon

    Je partage complètement ton analyse, tout simplement car biologiquement… nous sommes des grands singes 🙂 il n’y a donc aucune raison pour que nos comportements soient différents des leurs. Par contre, je ne vois pas en quoi cela à quelque chose de négatif d’être comparé à eux. Et j’ajouterais un point à la réflexion : comme tous les grands singes nous sommes fais pour vivre dans la nature (forêt ou savane de nos ancêtres) mais nous nous en sommes progressivement extraits (par paresse je pense, ma théorie à moi c’est que nous sommes les plus paresseux des grands singes :). Pour moi, cela explique en grande partie le mal-être de nombreuses personnes et sociétés, et la nécessité urgente de se reconnecter à la nature et à notre nature de grands singes si on veut réussir une quelconque transition 🙂 au plaisir de te lire.

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