« Tu imagines toujours le scénario du pire… »

Anonyme


Le scénario du pire, par définition, est celui du plus grand Mal, qui peut aller jusqu’au mal absolu, le pire du pire. Ce scénario du pire se décline au niveau individuel et collectif, à toutes les échelles spatiales et temporelles. On peut élargir au maximum la notion de ce qui est en jeu au niveau spatial et temporel, jusqu’à englober l’Humanité, la Vie, la Conscience, y compris les éventuelles formes de vie qui existeraient ailleurs dans l’Univers, y compris toutes leurs générations futures potentielles.

Le pire ne concerne a priori que les êtres sensibles, donc vivants. On ne parle pas du scénario du pire pour des événements et des processus qui n’affecteraient aucun être sensible, comme l’explosion d’une étoile dans la banlieue déserte d’une galaxie. Parmi les êtres vivants sensibles, le pire concerne a fortiori les êtres conscients, puisqu’ils peuvent vraisemblablement connaître des degrés de souffrance encore plus élevés que les êtres sensibles mais non doués de conscience.

Le pire se définit nécessairement par rapport à un Bien, dont il menace l’existence par anéantissement.

Pour un être vivant, pour une espèce vivante, pour l’Humanité et la Vie, le scénario du pire semble a priori la Mort, fin de tout dans une perspective athée. Pour un être vivant sensible et conscient de sa propre mortalité, la mort figure certainement parmi les scénarios du pire, a priori. Mais est-ce le plus grand Mal ? Si l’on considère que la Mort met effectivement fin à l’Existence et à la Conscience, et donc à la Souffrance -en notant que de nombreuses spiritualités réfutent cette hypothèse-, ce n’est pas si évident ! Très logiquement, il existence potentiellement un mal plus grand que la fin de la souffrance, c’est une souffrance sans fin, ni dans son intensité ni dans sa temporalité, ni dans son extension. Mais comment serait-ce possible dans un monde dominé par l’impermanence ? Toute souffrance devrait nécessairement cesser tôt ou tard. On peut néanmoins imaginer des scénarios où l’intensité, la durée et l’extension de la souffrance seraient tellement importantes qu’elle s’assimilerait à une souffrance (quasi) infinie. Enfin, pour les perspectives spirituelles qui croient en une existence après la mort, d’autres scénarios du pire son possibles, comme celui de la souffrance éternelle dans une sorte d’enfer. Mais il importe d’entrer davantage dans l’illustration de ces propos.

Au niveau individuel, on peut recenser toute une série de scénarios du pire, considérés comme plus ou moins graves selon les cultures et les époques. En notant que beaucoup de gens considèrent spontanément qu’il existe des sorts pires que la mort :

  • La mort ;
  • La souffrance extrême, sous forme de douleur physique, répétée ou permanente, due à un accident, un handicap, une maladie, le viol ou la torture infligée par autrui ;
  • La souffrance extrême, sous forme de douleur psychologique, répétée ou permanente, due à :
    • la dépression, au désespoir, à l’ennui, à l’anomie, à l’absurde, au tragique ;
    • la perte structurelle de sa dignité, de son honneur, de son statut social ;
    • la perte de ses proches, son conjoint, ses enfants ;
    • la perte de sa liberté, au sens propre, par l’enfermement ou l’esclavage par exemple, ou au sens figuré, par l’aliénation ou la soumission forcée ;
  • La perte structurelle de conscience, de vigilance et d’agentivité, comme perte du sens de soi et des autres, et du contrôle de son esprit et de son corps ;
    • comme dans les différentes formes de coma ;
    • comme dans la démence ;
    • comme dans des formes de subjugation de l’esprit et du corps par un autre malfaisant ;
  • La damnation éternelle, qui signifie le séjour permanent en enfer, dans une perspective spirituelle religieuse, et où l’enfer est un lieu de souffrance extrême voire infinie ;
  • L’effacement de la mémoire des humains a souvent été considéré, notamment par les cultures antiques, comme « pire que la mort » ;
  • De manière paradoxale, la vie éternelle, dans la fiction, a souvent été considérée comme « pire que la mort », notamment à cause de l’ennui existentiel, de l’anomie, qu’elle finit toujours par provoquer ;
  • Etc.

A qui douterait encore de l’existence de scénarios pires que la mort, on pourrait opposer la pratique de l’euthanasie, pour les êtres vivants humains et non humains. Si un individu autonome et conscient demande qu’on l’aide à mourir, c’est la preuve indubitable qu’il existe des situations pires que la mort.

Et il ne s’agit là que d’un inventaire des pires sorts individuels. On peut aussi lister les pires sorts collectifs, qui sont davantage que la simple addition des pires sorts individuels. Là aussi, il existe des scénarios que beaucoup d’entre nous pourraient considérer comme pire que la mort de l’Humanité et de la Vie sur Terre :

  • Tremblements de terre, tsunamis, pandémies, massacres, guerres, génocides, etc., c’est-à-dire toutes les catastrophes naturelles et humaines classiques qui provoquent la mort en masse ;
  • Risques existentiels – Risques X, lorsque la mort en masse atteint des niveaux gigantesques ;
  • Mise en esclavage, aliénation économique, totalitarisme, etc., c’est-à-dire toutes les organisations de société qui empêchent la majorité des individus de mener la vie bonne ;
  • Risques de souffrances astronomiques – Risques S, lorsque la souffrance atteint des niveaux gigantesques ;


Maintenant que l’on a brossé un tableau grossier de ce que peut signifier le « scénario du pire », à toutes les échelles, de l’individu à l’Univers en passant par la Terre, et des générations présentes à toutes les générations futures, voyons quelle pourrait être son importance en éthique.

Contrairement à ce que suggère une certaine vulgate de la psychologie du bonheur qui rejette les « esprits chagrins », vulgate très populaire mais peu scientifique, le philosophe, le prospectiviste, le politique, l’entrepreneur, le citoyen, l’enseignant, le parent, l’être humain, tout individu responsable, devrait toujours avoir, comme pierre de touche de sa pensée, de sa parole et de son action, le « scénario du pire ».

Pourquoi ? Dans un Univers impermanent, où chaque Bien peut être anéanti, chaque être vivant mourir, chaque chose être détruite et chaque idée disparaître dans l’oubli, comment assurer autant que se peut l’existence et l’épanouissement de ce qui a de la valeur si l’on ne se soucie pas de ce qui pourrait abîmer ou détruire définitivement cette existence ? Seule une attention suffisante et prioritaire aux scénarios du pire permet de minimiser le risque qu’ils se réalisent.

Là réside vraisemblablement le cœur de la Responsabilité grand R. « J’ai tenu compte du scénario du pire » doit impérativement figurer dans la réponse que l’on doit fournir à l’Autre quand on se justifie au regard de son engagement à faire le nécessaire pour éviter l’anéantissement d’un Bien dont on a la charge. Avant, pendant, après l’éventuelle catastrophe, on jugera, d’un point de vue éthique, la réalité de la prise de responsabilité de la personne en fonction du fait qu’elle aura tenu compte de ce scénario du pire.

Gouverner sa propre vie, gouverner la vie d’autrui, gouverner une organisation, gouverner la Cité, nécessite d’assumer cette responsabilité éthique existentielle, et implique toujours l’examen du scénario du pire. A l’inverse, l’idée qu’il faudrait recouvrir ses angoisses d’un voile d’insouciance joyeuse est manifestement irresponsable. La critique, souvent entendue, de « pessimiste », de « catastrophiste », d’ « alarmiste » ou d’ « effondriste » est toujours fausse dans son principe général, même si elle peut pointer des cas d’espèce où l’angoisse est excessive a priori. Le doute éthique doit primer, la charge de la preuve réside dans celui qui estime qu’on est trop prudent.

Les médecins quand ils reçoivent leur formation, les juristes quand ils rédigent des contrats, les preneurs d’assurance, les services de planification des états-majors des armées, les architectes quand ils conçoivent des ponts et des immeubles, les ingénieurs quand ils inventent des fusées, les agences spatiales quand elles entraînent les astronautes, les policiers quand ils reçoivent leur formation, les parents quand ils surveillent leurs enfants, etc. etc., tous doivent s’imaginer le scénario du pire s’ils veulent exercer leur mission de manière responsable.

De même, l’évolution a sélectionné les individus et les espèces qui, d’une certaine manière, dans leur constitution et leur comportement, tiennent compte du pire scénario, celui de la Mort. Ce n’est pas un hasard si le cerveau humain est entouré d’un crâne, si nous avons des arcades sourcilières pour protéger nos yeux, si nos organes vitaux se situent sous la cage thoracique, si notre corps retire automatiquement la main d’une source brûlante, sans même que le signal nerveux ne passe par le cerveau. Notre inconscient perçoit automatiquement de nombreux signaux de dangers qui passent rapidement et prioritairement au niveau conscient afin de nous permettre de fuir, de rester immobile ou de lutter contre la menace. Tout dans notre fonctionnement de base donne priorité à la survie.

Pourtant, on ne peut que faire le constat historique que la plupart des gens, la plupart des personnes qui ont un grand pouvoir, des organisations et des institutions, se soucient peu, voire jamais, de ces scénarios. Très peu nombreuses sont les personnes et les institutions qui ont sérieusement envisagés les scénarios du pire, dans une démarche de prospective stratégique rationnelle. L’Humanité elle-même ne se soumet pas à cet exercice de responsabilité. Elle se voit ainsi confrontée, sans cesse, à des maux et des périls évitables, si certains avaient bien voulu en tenir compte, dans une sorte d’éternel retour du même, qui participe du Tragique de la Condition humaine. L’Humanité n’apprend pas, ou très peu, de ses erreurs. Elle semble condamnée à chuter encore et encore dans les mêmes gouffres, dans la barbarie et la souffrance. Aujourd’hui, dans la temporalité de l’Urgence, elle est même confrontée à la possibilité de sa chute finale et définitive.

Malgré les nombreuses fictions qui l’abordent de différentes manières, dans la science fiction où l’on parle de scénarios dystopiques par exemple, malgré l’essor de la collapsologie ces dernières années, les scénarios du pire restent largement un impensé de la culture humaine et de la politique au niveau institutionnel. Au mieux, les « doomers », comme on les appelle parfois, sont regardés avec un mépris amusé. Pourtant, nous ne deviendrons une espèce réellement consciente et intelligente, réflexive, que lorsque nous nous saisirons sérieusement de cette question.

Dans d’autres billets, nous aborderons deux philosophes trop peu connus, qui ont placé les scénarios du pire au cœur de leur pensée : Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité et Jean-Pierre Dupuy dans Le catastrophisme éclairé. Nous aborderons aussi le courant de pensée de la collapsologie, ou étude des effondrements.

People Leaving The Cities

Photo par Zbigniew Libera, 2010, Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0