« Je me sens effondré. »

Anonyme


« Mon monde s’est effondré. »

Anonyme


« Le monde s’effondre autour de moi. »

Anonyme


« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Paul VALÉRY (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919)




Jusque dans les années 1980, la notion d’effondrement, dans le sens d’effondrement de civilisation, était réservée à l’étude des sociétés anciennes disparues par les historiens et archéologues. Cette étude des civilisations antiques trouve ses origines dans les travaux précurseurs de savants et d’amateurs du XVIIIe siècle, fascinés par les ruines antiques. Le XIXe siècle, siècle du Romantisme, augmentera massivement la fascination pour les ruines et le sort funeste de ces civilisations disparues. On parlera de « ruines romantiques ». Comme si l’essor -ou le déchaînement- de l’industrie, du capitalisme et de la mondialisation, avait intuitivement fait comprendre à ces observateurs la fragilité des sociétés humaines, de la nature, des paysages contemporains, au travers du constat des civilisations du passé anéanties malgré leur architecture monumentale, leur technique avancée et leur art raffiné. Et en effet, comment ne pas immédiatement faire le constat du déclin voire de la disparition brutale de sociétés entières lorsqu’on contemple ces ruines millénaires ? Comment ne pas constater comment le temps plonge dans l’oubli l’existence de millions d’êtres humains ? L’étude archéologique des civilisations anciennes a, dès le départ, pressenti la vulnérabilité et la finitude de toutes les grandes organisations humaines. La question de la naissance, de l’émergence, de l’essor, de l’âge d’or, du déclin et de l’effondrement des civilisations fut partie intégrante des réflexions historiques et archéologiques de l’époque romantique .

En 1988, l’anthropologue et historien Joseph Tainter publia « The Collapse of Complex Societies », ou « L’effondrement des sociétés complexes ». Ce livre est considéré aujourd’hui comme un ouvrage fondateur pour toutes les personnes intéressées par le phénomène d’effondrement. Tainter discutait déjà en fin d’ouvrage la question de savoir si notre civilisation contemporaine courait le risque de s’effondrer. Cependant, à l’époque, son influence fut surtout réservée aux cercles d’initiés. En 2005, le géographe, historien et ornithologue Jared Diamond publia « Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed », autre livre considéré comme fondateur. Cette fois, l’ouvrage fit émerger un débat beaucoup plus large parmi les scientifiques et les spécialistes de l’environnement, partout dans le monde, non sans générer une réaction critique de la part de certains historiens et archéologues.

Aujourd’hui, de plus en plus de scientifiques, d’experts et de citoyens, partout dans le monde, parlent ouvertement de l’effondrement de notre civilisation. Comme si la simple observation des tendances à l’œuvre au présent -la Grande Accélération– ne permettait qu’une seule conclusion : « notre civilisation va s’effondrer ». Alors que cette idée était réservée à des cercles restreints il y a encore quelque temps, depuis une vingtaine d’années, elle fait florès. D’une idée minoritaire voire extrémiste, jugée « catastrophiste », on est parvenu au point où, selon certains sondages, une importante minorité, voire une majorité de citoyens dans le monde envisagent l’effondrement de la civilisation humaine comme possible, plausible, probable voire même inévitable.

Le succès de cette idée fut tel qu’un néologisme, « collapsologie », fut introduit dans le dictionnaire francophone après l’ouvrage largement commenté de Pablo Servigne et Raphaël Stevens « Comment tout peut s’effondrer » paru en 2015.

Ce terme provient du latin « collapsus » : participe passé de collabi « tomber d’un bloc, s’écrouler, s’affaisser », aujourd’hui utilisé tel quel en français scientifique comme synonyme d’effondrement, mais aussi en anglais, en médecine par exemple. De la même manière, ceux qui étudient les risques d’effondrement se nomment ou sont nommés « collapsologues », la « collapsologie » pouvant être alors définie comme l’étude scientifique des phénomènes d’effondrement. Leurs critiques les affublent également de l’étiquette « effondristes », dans un sens plus péjoratif équivalent à « catastrophiste ».

L’effondrement est donc devenu, peu à peu, un sujet de discussion pour une partie de plus en plus importante de la population et des médias, au point que des personnalités politiques, artistiques, scientifiques et économiques de premier plan en viennent à utiliser le mot publiquement.

Mais de quoi parlons-nous ? Que signifie l’ »effondrement » ? Effondrement de quoi ? Parlons-nous d’une réalité actuelle et/ou potentielle ? Devrait-on plutôt parler d’effondrements au pluriel ? Et parlons-nous tous de la même chose ? La notion d’effondrement est bel et bien au cœur de notre époque et il importe de l’aborder pleinement.

Un regard au Trésor de la langue française permet de noter immédiatement l’exceptionnelle richesse sémantique de ce terme, au propre et au figuré, ce qui explique en partie son succès mais qui empêche également d’avoir un débat rationnel et un usage rigoureux du terme. Comme souvent, la confusion des mots, parfois savamment entretenue, ne sert pas la démocratie.

Bien sûr, le mot « effondrement » a des usages courants. On parle de l’effondrement d’un vieux mur, de l’effondrement d’une maison après un tremblement de terre ou d’un effondrement de rochers en haute montagne. Mais le mot a une portée symbolique bien plus profonde. Etymologiquement, le mot « effondrement » provient du verbe « effondrer » qui émane lui-même du latin vulgaire « exfunderare » qui signifie « défoncer », où on retrouve le préfixe « ex- » qui signifie « hors de » et le nom « fundus » qui signifie « fond ». L’idée générale de l’effondrement renvoie à des images et des émotions très concrètes et très intuitives : on peut visualiser un « édifice » vertical qui soudain s’écroule brutalement sous son propre poids et la force de la gravité, après avoir perdu sa stabilité structurelle, alors que le « fond » qui le soutenait se dérobe. Cet « édifice » qui s’effondre peut être compris au propre : astrophysique (étoile, trou noir), géologique (une montagne, une falaise, un sol), architectural (un bâtiment, un pont, une tour), corporel (un soldat, un sportif, une personne âgée) ; ou au figuré : pouvoir (parti, majorité), moral (valeurs éthiques, culture), économique (PIB, emploi, valeur boursière), politique (Etat, empire) ; ou encore dans un mélange de propre et de figuré : écologique (population d’insectes, d’oiseaux), militaire (armée, ligne de défense), médical (conscience, immunité). On a l’idée d’une construction qui défie la gravité, d’une structure qui perd sa cohésion, sa complexité, son organisation, son fonctionnement de manière brutale, soudaine, irréversible. C’est un mouvement du vertical vers l’horizontal, de haut en bas, du plus vers le moins, de l’ordre vers le désordre, de l’organisation vers la désorganisation, du complexe vers le simple, du bien vers le mal, de la vie vers la mort.

Un effondrement n’est pas une chute dont on se relève facilement et rapidement. Ses effets sont durables voire irréversibles.

L’effondrement est en lien avec l’organisation du Réel, l’ordre émergents du désordre, du chaos. Seul ce qui a une structure, qui est ordonné, qui est debout, qui est solide, peut s’effondrer, se désorganiser, se déstructurer, se désordonner.

L’effondrement peut être vu comme un phénomène universel, fortement lié à la notion d’impermanence. Si toute réalité naît et meurt à l’existence et à la conscience, elle peut cependant le faire plus ou moins rapidement, plus ou moins complètement, plus ou moins rapidement, plus ou moins définitivement. Tout ne s’effondre pas. Certaines choses continuent à croître, à s’étendre, à prospérer tandis que d’autres restent relativement constantes, demeurent fixes, se stabilisent, tandis que d’autres encore décroissent, se restreignent, déclinent, mais sans s’effondrer.

L’Univers, même en expansion selon les théories validées actuellement, s’effondre en termes thermodynamiques, il refroidit, il tend vers une situation où les structures se désagrègent, il tend vers l’entropie, la dispersion et l’uniformisation. La Vie est en perpétuel effondrement – régénération – expansion – effondrement. La mort est un phénomène d’effondrement de la Vie. Et nous avons vu plus haut que l’Humanité est née mais pourrait mourir, et que ses sociétés naissent, connaissent un essor mais aussi des déclins voire disparaissent. Il en va de même de la vie de tout individu de n’importe quelle espèce, et donc de la vie humaine. Il en va de même de toute création humaine.

Entropie, énergie, information, structures dissipatives, structures complexes, sont des termes liés à la thermodynamique qui évoque la possibilité que toutes les entités soient vouées au déclin et à l’effondrement terminal, à l’anéantissement.

Effondrement de la biodiversité, effondrement de la stabilité climatique, effondrement de la banquise, effondrement des glaciers, effondrement des populations d’insecte… les scientifiques recensent de nombreux effondrements au sein de notre Biosphère. L’Anthropocène semble l’ère des effondrements de la Vie, un véritable Collapsocène.

L’effondrement semble a priori un mal. Nous sommes des créatures dont l’existence est une lutte perpétuelle contre la mort et le néant. L’effondrement est une force existentielle adverse pour nous.

Effondrement de société ou de civilisation. Effondrement d’une civilisation ou d’une société. Effondrement de la civilisation/société. Effondrement de notre civilisation/société. Il reste beaucoup à investiguer. L’effondrement interroge la notion d’Humanité / Civilisation / Société.

A suivre…

Photo par Tracminhvu, Mustang Island, Etats-Unis, 2021.