L’Anthropocène désigne l’époque géologique de l’Humain. Partout sur la planète et dans sa banlieue orbitale, de l’Antarctique à l’Arctique, jusque dans la géologie des sols et au travers des ondes spatiales, nuit et jour, toute l’année, à chaque seconde, on observe et on ressent l’omniprésence et l’omnipotence de l’espèce humaine et de ses créations. Les croissances démographique, économique, technologique, extractrice, transformatrice, productrice et consommatrice en sont (entre autres) les modalités. L’Anthropocène, en ne laissant plus échapper aucune partie de la Biosphère à l’emprise de l’anthropos (l’humain), conduit à ce que l’Anthroposphère (l’Humanité et sa sphère d’activité) et la Biosphère (la sphère de la vie sur Terre) forment désormais un seul système combiné dont le destin est pour le moment lié, l’Anthropobiosphère. On ne peut plus parler, d’un côté, de la « nature sauvage » et, de l’autre, de « l’humanité civilisée » comme deux espaces séparés. Pour le meilleur et pour le pire, nous formons désormais un seul, unique et même système totalement imbriqué, du moins tant que notre espèce y demeure… L’Anthropocène est la cause fondamentale de l’Écocide. Toute espèce a besoin d’un écosystème relativement stable pour se perpétuer. En perturbant, envahissant, modifiant ou détruisant tous les écosystèmes planétaires, l’espèce humaine élimine et déloge d’innombrables espèces qui, faute d’habitat, voient leurs populations décroître et finissent par s’éteindre. Or nous sommes une espèce vivante comme les autres.

Face a l’Urgence, les sociétés humaines doivent répondre de leurs actes passés face aux générations présentes, et de leurs actes présents face aux générations présentes et futures. Or il est crucial de le rappeler : les sociétés et les individus en leur sein ont des responsabilités éminemment différenciées. Certains sont bien plus responsables que d’autres du fait que nous soyons entrés dans cette situation d’Urgence. Ainsi, répondre a l’Urgence écologique est peut-être la plus grande question de justice de notre époque, voire de l’histoire de l’Humanité, car elle implique tous les êtres vivants, et l’avenir de la Vie sur Terre, y compris celle de notre espèce. 

Un débat a lieu actuellement entre scientifiques et activistes sur le choix du terme « Anthropocène », qui signifie « Époque de l’Homme », pour définir l’époque géologique dans laquelle nous sommes entrés. Ce débat est né du constat que l’on peut pour la première fois retrouver des marqueurs géologiques de l’activité humaine dans le sol terrestre, dans l’atmosphère ou dans les océans, notamment. Certains voudraient faire coïncider cette nouvelle époque avec l’invention du moteur a vapeur par James Watt en 1784, ou encore l’explosion de la première bombe atomique par l’armée américaine en 1945. Car les gaz a effet de serre liés a l’usage des combustibles fossiles et les émissions radioactives dues aux détonations d’armes nucléaires ont laissé une trace mesurable, « géologique », partout sur la planète.

Cependant, le concept d’Anthropocène a comme conséquence potentielle d’affaiblir la politisation de l’enjeu de l’Urgence, selon trois axes. Premièrement, l’Anthropocène semble présenter la marche de l’Histoire et l’avènement du Progrès comme linéaires, inexorables. Or le fameux « Progrès », l’idée que l’Humanité est inéluctablement en marche vers toujours plus de puissance et de bonheur grâce a la science, la technologie et la croissance, n’a jamais fait consensus. Il y a eu des résistances énormes des gens face a la machine a vapeur, aux usines, a l’automobile, a l’ordinateur, etc.

Deuxièmement, en englobant « les humains » indistinctement dans une « Humanité » abstraite, le récit véhiculé par le terme « Anthropocène » ne permet pas de mettre au jour le partage des responsabilités. Ainsi, attribuer a « l’Humanité » tout entière la responsabilité du dérèglement climatique empêche de constater qu’un petit nombre de pays riches, et en particulier leurs habitants les plus aisés, ont émis la grande majorité des gaz a effet de serre dans l’atmosphère depuis le début de la Révolution industrielle, et qu’aujourd’hui, ils sont seulement rejoints, en émissions absolues et par personne, par les classes moyennes et riches des pays dits émergents.

Et enfin, troisièmement, l’histoire que nous raconte l’Anthropocène peut apparaître comme un anthropocentrisme, elle tend a poser l’Humanité comme le centre du monde et véhicule une vision utilitariste des autres vivants et de la Vie en général.

Malgré les faiblesses politiques de ce concept, l’Anthropocène met le doigt sur ce qu’il y a de nouveau a penser dans l’époque qui est la nôtre : désormais, la Terre, la Vie et l’Humanité forment un système inexorablement interconnecté, et interagissant sur toutes ses parties, pour le meilleur et pour le pire.
D’un côté, Gaïa, la Terre, fait un retour fracassant dans la politique humaine, et, de l’autre, les humains deviennent la principale force de modification des équilibres terrestres. D’autres termes, comme « Capitalocène » et « Occidentalocène », ont été formulés, pour critiquer et repolitiser l’Anthropocène en indiquant que le système économique capitaliste occidental est le principal responsable de la destruction écologique dans le monde.

Mais ces termes ne souffrent-ils pas des mêmes défauts et ne manquent-ils pas tout autant le fait majeur qu’est ce retour de Gaïa en politique ? Ainsi, tant la droite capitaliste que la gauche marxiste devraient peut-être dépasser leur dialectique binaire « capital-travail » pour oser penser une nouvelle « trialectique », c’est-a-dire un triangle d’analyse comprenant désormais aussi la Terre et la Vie qu’elle abrite comme des interlocuteurs politiques incontournables. Alors que les scientifiques parlent de « sixième extinction de masse de la vie sur Terre », ou de processus « d’annihilation de la vie », de la même manière, certains acteurs comme Extinction Rebellion veulent repolitiser la destruction des espèces et des écosystèmes en parlant de « Grande extermination ». Ils proposent même de créer un nouveau crime contre l’Humanité, celui « d’Écocide », du grec « oikos » (« maison ») et du suffixe « -cide » (du verbe latin « tuer »), ce qui signifierait alors la « destruction de notre maison commune et de ses habitants ». Ainsi, l’irruption de Gaïa s’impose aux êtres humains, au sens où la Vie elle-même s’impose a nous. Cette Vie englobe toutes nos existences humaines, riches ou pauvres, du Nord ou du Sud, et nous relie a l’ensemble du règne du Vivant. L’injonction de ce nouvel acteur politique est tyrannique : « Si vous détruisez vos propres conditions d’existence vivante, vous mourrez et disparaîtrez. » C’est pourquoi d’autres auteurs parlent même de « Thanatocène », d’Ère de la Mort, sans ambiguïté.

Enfin, la définition des époques géologiques ressort d’une autre logique que la dénonciation des dominations politiques. Les géologues ont déjà défini de grandes époques de l’histoire de la Terre selon des critères purement géologiques et biologiques, comme la marque des grandes extinctions de la vie sur Terre, avant même l’apparition de l’espèce humaine. Si désormais, l’activité de l’espèce humaine considérée comme un tout permet d’établir une rupture nette et permanente dans les couches géologiques, observable pour les millions d’années à venir, cela justifie pleinement la notion d’Anthropocène. Si la critique du concept d’Anthropocène nous permet d’éclairer les enjeux socio-politiques et sémantiques de l’Urgence, elle ne doit pas se substituer aux règles méthodologies de la stratigraphie au sein des sciences géologiques. En conclusion, si, sur la base de critères purement scientifiques et méthodologiques, la communauté internationale des géologues valide la notion d’Anthropocène, les critiques ne pourront justifier d’aller jusqu’à l’abandon de ce terme, pour des raisons non scientifiques et non méthodologiques.

Le débat se poursuit d’ailleurs au sein même de la communauté scientifique, avec des propositions alternatives comme celle de considérer l’Anthropocène comme un événement et non comme une époque, ce qui pourrait garantir plus de souplesse dans l’usage du terme, par rapport aux observations empiriques et aux cadres méthodologiques de différentes disciplines scientifiques. Il faut noter avec une certaine ironie qu’à l’échelle de temps géologique, si nous nous effondrons « d’ici quelques années ou décennies » ou si nous nous éteignons d’ici à « quelques décennies ou siècles » (ce qui est une fraction de seconde en termes géologiques), la « signature géologique » de notre folie ressemblera plus à un événement qu’à une véritable époque… pour les géologiques extraterrestres qui voudraient fouiller nos sous-sols à la recherche de nos traces.

Au-delà du débat scientifique et méthodologique, il appartient de toute façon à chaque acteur politique de mettre en avant, ou pas, les concepts qu’il entend utiliser comme moyens de ses luttes.

Layer of rubbish from a former landfill that fell from the top of a cliff.

FMichaud76, Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0

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