Adversité


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« Le réel est ce qui résiste. »

Anonyme


— Je veux être bon, beau, aimé, riche, puissant, savant, célèbre, influent, parfait… Je veux avoir cette femme superbe, ces enfants merveilleux, ces amis fidèles, cette fortune immense, cette fonction prestigieuse, ce pouvoir politique, cette maison magnifique, cette voiture hors de prix, cet objet rarissime… Je veux vivre deux cents ans en bonne santé, rencontrer les personnes les plus fameuses, réaliser tous mes projets, visiter tous les continents de la Terre. Je veux escalader ces montagnes, traverser ces océans, franchir ces déserts et parcourir ces forêts. Je veux aller dans l’espace, sur la Lune, sur Mars, dans une autre galaxie. Je veux voyager dans le temps, rencontrer César et Cléopâtre, Jésus et Jeanne d’Arc, Mozart et Marie-Antoinette. Je veux établir la paix et la justice dans la société, sauver tous ceux qui souffrent, je veux changer le monde. Je veux que jamais l’Humanité n’oublie mon nom, que ma mémoire jamais ne s’efface, qu’on me bénisse et me révère pour l’éternité. Je veux voler comme un oiseau, nager comme un poisson, sauter comme un singe, creuser comme une taupe. Je veux ne plus devoir ni respirer, ni boire ni manger. Je veux être immortel et invincible, invisible et éternel, omnipotent, omniscient et omniprésent…
Je veux que rayonne partout et à jamais ma puissance illimitée.
Je veux devenir l’Univers, je veux devenir Dieu.
— Dis, excuse-moi de t’interrompre…
— Oui ?
— Heu… ton lacet est défait, tu risque de trébucher…
— Ha oui, effectivement…

Dialogue entre deux anonymes


« La réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu’elle n’a pas crées ; mais ces résistances et ces obstacles n’ont de sens que dans et par un libre choix que la réalité humaine est. C’est seulement dans et par le libre surgissement d’une liberté que le monde développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la fin projetée irréalisable. L’homme ne rencontre d’obstacle que dans le champ de sa liberté. Mieux encore : il est impossible de décréter à priori ce qui revient à l’existant brut et à sa liberté dans le caractère d’obstacle de tel existant particulier. Ce qui est obstacle pour moi, en effet, ne le sera pas pour un autre. Il n’y a pas d’obstacle absolu, mais l’obstacle révèle son coefficient d’adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises ; il le révèle aussi en fonction de la valeur de la fin posée par la liberté. Ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte que coûte, parvenir au haut de la montagne ; il me découragera, au contraire, si j’ai librement fixé des limites à mon désirs de faire l’ascension projetée. Ainsi le monde, par des coefficients d’adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je m’assigne ; en sort que je ne puis jamais avoir s’il me donne un renseignement sur moi ou sur lui. A désir égal d’escalade, le rocher sera aisé à gravir pour tel ascensionniste athlétique, difficile pour tel autre, novice, mal entraîné et au corps malingre. Mais le corps ne se révèle à son tour comme bien ou mal entraîné que par rapport à un choix libre. C’est parce que je suis là et que j’ai fait de moi ce que je suis que le rocher développe par rapport à mon corps un coefficient d’adversité. Pour l’avocat demeuré à la ville et qui plaide, le corps dissimulé sous la robe d’avocat, le rocher n’est ni difficile ni aisé à gravir ; il est fondu dans la totalité « monde » sans en émerger aucunement. »

Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, pp. 561-569.


Le Réel est ce qui résiste. En cela, le Réel est Adversité.

Nous pouvons donc ajouter l’Adversité grand A à la liste des phénomènes existentiels élémentaires. Il s’agit même d’un métaphénomène, parmi les plus importants, qui met en tension le métaphénomène de l’Être, ou Existence, avec le métaconcept de Néant. Précisons ici que faute de pouvoir aisément prétendre « faire l’expérience du Néant », on doit s’abstenir d’en faire immédiatement un phénomène, pour s’en tenir à un concept. Définir précisément quelque chose amène souvent à définir ce qu’il n’est pas. Réfléchir à l’Être, à ce qui est, à ce qui existe, mène forcément à s’interroger sur le non-Être, ce qui n’est pas, ce qui n’existe pas. Ce non-Être, on lui a souvent donné le nom de Néant. Et rapidement, on se demande si le non-Être est vraiment le contraire de l’Être, s’oppose à lui, est son adversaire. Ainsi, la question se pose de savoir si l’Adversité ne trouve pas son origine la plus fondamentale dans l’opposition éventuelle entre le Néant et l’Être. L’Adversité serait ainsi première, peut-être le premier acte de l’origine de l’Univers et de l’Existence, un déchirement du Néant qui donnerait naissance à l’Être, un arrachement de l’Être au Néant, bref, un acte originel adverse car le Néant s’opposerait fondamentalement à la naissance de l’Être et l’Être s’opposerait fondamentalement à sa propre annihilation, à son retour au Néant. De la lutte entre l’Être et le non-Être résulterait l’Existence et l’Univers, susceptible peut-être de retourner ultimement au Néant.

Cependant, il ne s’agit que d’une première approximation grossière du caractère fondamental de l’Adversité. Car certaines idées philosophiques explorent l’hypothèse que l’Être trouverait en fait son origine dans le Néant ou, inversement, que le Néant serait secrété par l’Être lui-même. Loin d’être des forces adverses, l’Être et le Néant seraient en fait complémentaires et parentes. Un autre angle d’approche serait de considérer que l’Être et le Néant se situent sur des plans de réalité différents (la catégorie des étants et puis la catégorie formée par tout le reste). Le Néant, par définition, pourrait être « ce qui n’existe pas ». Mais on pourrait pousser encore plus loin la définition en disant que le Néant n’existe pas, même comme concept. Le Néant serait alors l’ineffable, l’indicible, l’incommensurable, l’impensable, l’imperceptible, qui nous échapperait à jamais. Ce serait un non concept, un non phénomène. Serait-ce l’absence de tout phénomène ? Alors comment pourrait-il y avoir origine de l’Être dans le Néant, ou sécrétion du Néant dans l’Être ? Comment pourrait-il y avoir adversité entre l’Être, qui existe par définition, et le Néant, qui n’existe pas ? Si l’on poursuit enfin une approche de déconstruction du langage et du sens similaire à celle du philosophe Ludwig Wittgenstein, on pourrait en arriver à dissoudre complètement le mot même de « Néant », en estimant qu’il s’agit d’un pur abus de langage, qui n’a aucune signification particulière, qui ne correspond à rien de concret, mais également à rien d’abstrait, ni même de spirituel. On voit apparaître, autour de cette adversité potentiellement originelle entre Être et Néant, de nombreux paradoxes qui, à nouveau, rendent compte du Mystère existentiel.

Passons cette première discussion métaphysique pour nous concentrer sur ce qui existe, ce qui fait rigoureusement partie de l’Être et de la physique. Et là l’Adversité comme métaphénomène se manifeste simplement, partout et tout le temps, entre les étants dits les plus simples, les plus inertes, les plus inanimés. Une étoile est le résultat d’une relation adverse équilibrée entre les forces de gravitation et les forces d’expansion liées aux réactions énergétiques en son sein. Si les uns gagnent, l’étoile implose ; si les autres gagnent, l’étoile explose. L’eau érode les rochers sous l’effet des marées, l’eau éteint le feu, la lave vaporise l’eau. Les forces tectoniques créent des continents qui délimitent les océans. Une forme d’adversité élémentaire pourrait déjà jouer au niveau le plus simple de complexité du Réel.

La Vie ensuite, est elle-même Adversité, lutte contre l’Adversité, naît et meurt de l’Adversité. La Vie est Adversité et lutte contre l’Adversité car elle est la victoire temporaire des phénomènes vivants contre les phénomènes inertes, du sensible contre l’insensible, de l’activité contre l’inertie, du vivant contre le vivant. Les vivants luttent contre la Mort, contre les autres vivants, contre eux-mêmes (cancers…), contre les accidents causés par le monde inerte (tremblement de terre).

L’Humanité, issue de la Vie, est aussi Adversité et lutte contre l’Adversité. L’Histoire de l’Humanité est un récit constant d’adversité. L’existence humaine est Adversité. L’histoire d’un individu est une histoire d’adversité. Toutes les histoires que nous nous racontons, de celle que nous lisons à nos enfants à la Culture au sens le plus large, n’ont de sens que parce que ce sont des récits déclinés de l’Adversité fondamentale dans et autour de l’Existence. Dans la sphère humaine, l’Adversité prend un sens particulier, qui est lié à notre désir, à notre volonté, à notre puissance d’agir, à notre volonté de puissance. Si nous échouons, comme dans le dialogue cité en exergue, à obtenir tout ce que nous désirons, c’est parce que le Réel, en compris l’Autre, résiste. Résiste à notre désir et à notre puissance d’agir. Face au principe de plaisir, il y a le principe de réalité. L’Adversité est tout ce qui s’oppose à notre puissance d’agir, à notre désir dans le réel. Mais plus largement, c’est aussi tout ce qui délimite notre puissance d’agir et notre désir, les empêchant, dès le départ, d’être illimités, malgré nos fantasmes en ce sens.

Si l’Effondrement est un métaphénomène universel, qui touche autant les structures physiques que biologiques et humaines, c’est parce qu’il menace sans cesse d’anéantir, par l’Adversité, l’existant, dans toute sa complexité.

L’Adversité est donc un phénomène primoridal, au cœur de l’expérience de l’Existence. En tant que phénomène fondamental, il a fait l’objet d’innombrables réflexions culturelles : spirituelles, philosophiques, politiques, artistiques, etc.

Peut-on aller jusqu’à penser que l’Adversité est une illusion ? Peut-être que si nous comprenions mieux la nature du Réel, nous cesserions d’y voir des forces adverses à l’œuvre ?

Nous y reviendrons, si l’Adversité ne nous en empêche pas !


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