Méditation n°24 : Les branches qu’il te reste dans l’arbre de ta vie


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« All the world’s a stage, and all the men and women merely players. They have their exits and their entrances; And one man in his time plays many parts. »

William Shakespeare (1564 – 1616)



La pièce de théâtre de l’existence humaine a ceci de particulier qu’elle n’est jouée qu’une seule fois, sans préparation, sans formation, sans professeurs, sans metteurs en scène, sans répétitions, sans générale, sans deuxième représentation, sans critique de la presse, sans retour des spectateurs permettant d’améliorer son jeu. Toute la vie est une première. Chaque instant est unique. Un être humain est un des innombrables acteurs de son époque, de sa naissance à sa mort, et ne pourra jouer chaque acte de son existence qu’une seule fois, sans essai préalable et sans possibilité de le rejouer.

Bien sûr, comme dans les pièces de théâtre, on pourra retenter de réussir une action qui a échoué lors qu’un acte précédent. Certaines comédies reposent d’ailleurs entièrement sur ce scénario d’échec répété, au grand plaisir des spectateurs, ce qu’on appelle le comique de répétition. Mais cette possibilité est extrêmement limitée dans la vie réelle. Si la vie semble une comédie et est parfois romantique, elle est souvent tragédie dramatique. Pourquoi sommes-nous si limités ?

Premièrement, certaines tentatives sont vouées à l’échec dès la naissance, à l’insu du protagoniste, qui n’a reçu ni les gènes, ni l’éducation, ni l’environnement, ni la bénédiction de son époque pour réussir le défi qu’il s’est fixé. Combien d’anonymes qui voulaient concrétiser leur rêve, voire inscrire leur nom dans l’histoire ou plus simplement, dans leur époque ? Combien de Mozarts nés esclaves qui ne sauront jamais leur talent musical ? Combien de brillants sportifs fauchés dans la fleur de l’âge ? Combien de politiciens éternels vaincus aux élections ? Combien de penseurs maudits oubliés sous les sables du temps ? Pour ceux-là, la pièce n’est pas nécessairement écrite d’avance mais il est vain d’écrire d’autres pièces plus merveilleuses. La tragédie, l’aliénation ou le simple anonymat seront leur sort. Les plus chanceux seront heureux malgré tout dans la banalité de leur existence.

Deuxièmement, certains instants, certains moments, certaines journées, certaines périodes, certaines phases de la vie sont uniques et irréversibles. Plus jamais vous ne pourrez revivre votre premier jour d’école, votre bal de fin de secondaire, votre premier baiser, votre première journée de travail, votre premier mariage, la naissance de votre premier enfant, votre anniversaire de 40 ans, la naissance de vos petits enfants. Ou d’autres moments uniques dans des parcours moins classiques. Plus jamais tel producteur musical ne pourra changer d’avis et dire oui à ce chanteur qui a signé chez un autre pour un tube planétaire. Plus jamais vous ne croiserez cette ravissante jeune femme qui vous a souri, qui est repartie le lendemain sur un autre continent, et qui aurait pu devenir la femme de votre vie. Si seulement vous l’aviez abordée… La vie est faite de nombreuses bifurcations irréversibles. A chaque instant, l’Univers s’actualise et renvoie le présent aux archives du passé.

Troisièmement, si beaucoup de gens disent que nous avons tous droit à une seconde chance, et qu’on peut échouer de nombreuses fois avant de réussir. La validité générale de ces expressions courantes est beaucoup plus limitée que nous n’en avons conscience. Car la conjonction des éléments nécessaires à la réussite d’une action ou d’un processus peut ne jamais se représenter une deuxième fois, et il est encore de plus en plus improbable qu’elle se représente une troisième, une quatrième ou une cinquième fois au cours d’une vie. Il n’y a pas de médaillé d’or olympique en gymnastique qui a plus d’un certain âge. Passée cette fenêtre optimale, et quel que soit votre talent initial ou actuel, plus jamais vous ne pourrez prétendre à une médaille dans cette discipline. La cause de la fermeture rapide de ce genre de fenêtre est liée à la disparition progressive de la plasticité du cerveau et du corps de l’enfant et au vieillissement naturel du corps humain, qui commence dès la vingtaine pour certaines capacités. Il en va de même dans de nombreux domaines et pour toutes sortes de raisons. Passé un certain âge il devient improbable voire impossible : d’avoir un enfant ou un certain nombre d’enfants espéré, de réaliser certains exploits sportifs, de faire certaines études, de mener telle carrière artistique, d’obtenir tel mandat politique, de visiter tel pays ou un certain nombre de destinations lointaines et sauvages. Etc.

Notre époque a tendance à nier cette limitation drastique des possibles existentiels, comme elle nie de manière générale l’idée de Limite. Elle célèbre le « tout est possible partout et à tout âge », qui est bien sûr complètement faux. Elle célèbre des histoires choisies, des parcours singuliers, héroïques, d’individus qui, à à la force du poignet et contre toute attente, échappent à l’adversité de leur trajectoire pour devenir les héros de leur propre vie. Et nous adorons ces histoires qui nous donnent l’impression que nous pouvons encore changer d’avis et changer de vie. Cela rend notre vie courante moins aliénante : « si je voulais, je pourrais changer tout de suite ! » Ainsi, J. K. Rowling, l’autrice de Harry Potter, a « rédigé son premier roman, L’École des sorciers, dans un contexte de précarité et de dépression et a dû attendre plus d’un an avant sa publication en 1997 chez Bloomsbury » nous apprend Wikipedia. Elle n’était rien et elle est devenue une star planétaire. Pourtant, si on se penche sérieusement sur sa trajectoire, elle figurait certainement parmi les personnes qui avaient le plus de chance de devenir écrivain. Mais combien d’élus pour combien d’appelés ? Ces parcours sont-ils simplement la queue de distribution statistique d’une population d’individus condamnés à ne pouvoir changer de trajectoire ?

Inexorablement, tels les grains de sables d’un sablier, votre temps de vie s’écoule et jamais les grains de sables ne remontent dans la moitié de verre supérieure.

Certains disent que l’histoire peut nous enseigner à faire les bons choix dans notre existence. Est-ce vrai ? En quoi les choix de Jésus, de Bouddha, de Tolstoï, de Jean-Paul Sartre, de Marguerite Duras, de Eleanor Roosevelt nous renseignent-ils sur notre propre vie ? Il faut sans doute s’inspirer des erreurs et des grandeurs de nos ancêtres, et écouter les sages qui sont encore en vie !

On dit souvent que nous avons droit à l’erreur. Le sous-entendu est que nous avons la possibilité de recommencer pour réussir. Je pense que nous avons surtout droit à nous tromper lourdement tout au long de notre existence. Et que des biographes illusionnistes se chargent de raconter une belle histoire pour ceux dont la vie ressemble, a posteriori, à un récit cohérent, alors qu’elle ne fut que chaos et hasard.

Il reste notre expérience. Ceux qui grandissent bien ne refont plus leurs erreurs de jeunesses. A un certain âge, on maîtrise mieux les règles du grand jeu de la vie. On sait quel type de joueur on est, quels joueurs partagent le plateau de jeu, ce qu’on veut et ce qu’on ne veut pas. Mais le sait-on vraiment ?

Une autre métaphore que celle du sablier est celle de l’arbre, en référence à un arbre des possibles ou un arbre des scénarios. De la graine germe une seule tige qui peut se ramifier en des milliers brindilles. A partir de votre naissance, votre arbre des possibles se ramifie en des milliers de vies possibles. Pourtant, chaque être humain ne parcourra qu’une seule et unique trajectoire dans son arbre de vie, de la graine jusqu’aux plus petites brindilles de la ramification. Chacun n’aura qu’une seule vie, ne fera qu’une seule activité à chaque instant et pas deux. Même si nous pouvons « rêvasser en préparant une purée de pommes de terre », nous ne pouvons pas « rêvasser en préparant une purée de pomme de terre » et « sauter en parachute en chantant » au même moment (certains d’entre nous essaieront sans doute…). En outre, nous ne naissons pas égaux. Certains ont des arbres plus grands et plus ramifiés, ils ont des gènes qui leur offrent une très longue espérance de vie a priori et aucune limitation significative dans aucun domaine. Certains ont des branches qui se situent à des hauteurs inaccessibles à d’autres, qu’ils ne connaîtront peut-être jamais, à cause des hasards et des choix de leur existence. Combien sont les êtres humains qui sont nés avec les gènes du sprinter et recordman Usain Bolt ?

Evidemment, ces métaphores reposent sur le postulat que nous avons un libre arbitre qui nous permet d’infléchir la trajectoire de notre vie et que notre existence n’est pas entièrement déterminée par des forces extérieures à notre conscience. Si ce postulat est abandonné, les réflexions qui précèdent pourraient n’être que de grotesques divagations.

A mesure que ton existence s’écoule, certaines branches de ton arbre de vie deviennent difficilement inaccessibles, puis totalement hors de portée. C’est le propre de la vieillesse de devoir faire le constat que l’essentiel de sa vie est irréversiblement écrite, et qu’il ne reste plus qu’à en écrire le chapitre final. Si certains connaissent une seconde jeunesse ou une gloire inattendue au crépuscule de leur vie, comme le diplomate et poète Stéphane Hessel, d’autres s’éteignent sans que leurs derniers actes ne contiennent d’intrigue notable.

Parmi les prises de conscience qui animent une vie, figure la fameuse crise de la quarantaine, ou crise de la moitié de vie, car elle peut survenir plus tôt ou plus tard selon les individus, et d’ailleurs ne jamais se produire pour certains qui meurent jeunes ou vieux mais immatures. A mi vie, on a déjà écrit la moitié de son histoire. La petite enfance, l’enfance, l’adolescence s’éloignent dans la nostalgie. On a fait des études et appris un métier, qu’on a pratiqué. On s’est mis en couple et on a eu des enfants, ou pas. On a élu domicile quelque part, ou pas. On a tracé son sillon, unique. On a parcouru un seul trajet de sève dans les branches de l’arbre de la vie. Les possibles passés sont définitivement refermés. Il reste encore à retenter quelques voies inabouties, quelques chantiers non achevés, pour ceux qui le souhaitent. On découvre qu’on ne sera jamais ces héros qui berçaient notre enfance et notre adolescence.

Tu n’auras sans doute jamais de troisième enfant. Tu ne seras jamais sportif international, chef d’orchestre, violoniste virtuose, architecte, explorateur, homme politique, grand mathématicien, astronaute, professeur d’université, inventeur, diplomate, poète, général d’aviation, chef des services de renseignement, permaculteur, moine, guide spirituel. Tu ne serais jamais en couple avec une telle ou une telle. Tu ne revivras plus tes années d’enfance, ton adolescence et ta jeunesse. Il est trop tard pour étudier la médecine ou devenir soldat. Tu n’auras pas vécu tes 40 premières années loin du lieu de ta naissance. Tu ne reparleras plus jamais à tes grands parents ni à ta mère. Tu parles toujours la même langue. Certains ont refermé certaines portes devant toi. Tu n’as pas ouvert certaines portes et tu en as refermé d’autres toi-même. L’un dans l’autre, tu as plutôt eu de la chance. Mais tu n’as jamais réussi à changer le monde, encore moins à sauver l’humanité. Tu n’as jamais vraiment réussi à maîtriser ta propre vie, encore moins celle d’autrui. Tu as changé, le monde t’a changé, et tu t’es changé, et tu as, un peu, changé la vie de certaines personnes autour de toi, peut-être en bien.

Approchant vraisemblablement la moitié de ta vie, tu pourrais encore prétendre devenir un écrivain pas trop mauvais, un activiste anonyme, un petit intellectuel engagé, un citoyen responsable, un mari amoureux, un père et un frère aimant, un ami fidèle, un collègue travailleur.

Comme des milliards d’autres avant toi, tu pourrais encore prétendre vivre avant de mourir. Exister, contempler l’existence, créer, aimer… t’engager. Être le piètre acteur de cette grande pièce de théâtre pleine de fracas, de comédie, de tragédie, de drames en 3 actes. Monter maladroitement sur la scène, sans texte, sans formation, sans maître, sans rien. Sans connaître la fin. Tu pourrais encore prétendre à devenir un homme. Porter un regard neuf sur l’ancien monde mourant, en tentant de le régénérer. C’est maintenant ou jamais. Demain, il sera trop tard.

Il faut y aller maintenant, placer son visage en pleine lumière, exposer à tous son corps, ses gestes, sa voix, son regard, son esprit, son cœur, son âme. Le rideau se lève, les autres sont déjà sur scène, ils sont aussi démunis que toi. Regarde comme ils tremblent. Le public attend, le silence règne. Tu vas dire tes premiers mots.


Image by socialtrendspr0 from Pixabay


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