On qualifie souvent le président des Etats Unis d’ « homme le plus puissant du monde », bien que ce titre soit de plus en plus contesté au profit du président de la Chine. Un inventaire traditionnel des personnages « les plus puissants de l’histoire » mentionnerait sans doute Alexandre le Grand, Jules César, Charlemagne, Gengis Khan, Charles Quint, Louis XIV, Napoléon, Abraham Lincoln, Vladimir Illich Lénine, Franklin D. Roosevelt, Winston Churchill, Charles De Gaulle, Adolf Hitler, Joseph Staline, Mao Zedong, etc. Des rois, des empereurs, des chefs d’Etat, des chefs de guerre, des criminels contre l’Humanité. Tous des hommes, la plupart occidentaux, la plupart blancs.

Si l’on demandait d’élargir cet inventaire des puissant de l’histoire, on y ajouterait probablement Socrate, Platon, Jésus, Siddhārtha Gautama dit le Bouddha, Mahomet, Erasme, Jean-Jacques Rousseau, Karl Marx, Gustave Eiffel, Friedrich Nietzsche, Mohandas Gandhi, Albert Einstein, Nelson Mandela, Martin Luther King, Jean-Paul Sartre, etc. Des leaders religieux et spirituels, des philosophes, des scientifiques, des ingénieurs, des leaders politiques. Tous des hommes, la plupart occidentaux, la plupart blancs.

Enfin, si l’on demandait d’y ajouter encore les « grands personnages » appartenant à d’autres catégories, on citerait Leonard de Vinci, Michel-Ange, Antonio Vivaldi, Wolfgang Amadeus Mozart, Frédéric Chopin, Jules Vernes, Léon Tolstoï, Pablo Picasso, Elvis Presley, Michael Jackson, Quentin Tarantino, etc. Des artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, chanteurs, cinéastes, etc. Tous des hommes, la plupart occidentaux, la plupart blancs.

Quelques rares femmes seraient malgré tout mentionnées comme Cléopâtre, Catherine de Médicis, Catherine II de Russie, George Sand, Marie Curie, Simone de Beauvoir, etc. Très peu en comparaison du nombre d’hommes. La plupart occidentales, la plupart blanches.

Au cours du XXème siècle, encore dominé par les hommes pour le titre de « grand personnage » ou de « personnage puissant », davantage de femmes sont mentionnées et accèdent aux magistratures suprêmes comme Margaret Thatcher et Angela Merkel. Plus récemment, l’émergence d’un mouvement climatique international a mis au devant de la scène des leaders écologiques dont de nombreuses jeunes femmes, comme Greta Thunberg. Des personnages non blancs comme Barack Obama ou non occidentaux comme le chanteur sud-coréen Psy accèdent à la renommée mondiale.

Vraisemblablement, si cet article avait été écrit par un femme orientale non européenne non blanche, il aurait eu une autre teneur… car votre serviteur est biaisé par le bain culturel qui l’a vu naître.

Que penser de cette notion de « grand personnage historique » et d’ « homme le plus puissant du monde ou de son époque » qui suscite l’admiration des siècles ? Comment comprendre cette vision et cette célébration historique de ces profils ? Qu’ont-ils en commun ? Pourquoi tant de criminels figurent-ils dans cet apparent panthéon humain ? Et pourquoi si peu de femmes ? Pourquoi si peu de représentants non-occidentaux et non blancs ? Est-il normal de célébrer une conception de la puissance associée à la violence et aux conquêtes militaires ? Même dans les autres domaines comme la science, la technologie et l’art, ne célèbre-t-on pas des formes de pouvoir très spécifiques ? Célébrons-nous vraiment le Bien quand nous célébrons ou nous remémorons simplement ces personnages ? Ne s’agit-il que d’une illusion savamment entretenue à travers l’histoire ? Et est-il judicieux de porter aux nues des simples individus, de leur élever des statues et de chanter leur gloire ?

La question de la puissance d’agir est fondamentale dans toute éthique et dans toute philosophie politique. Il n’y a tout simplement pas d’éthique ni de philosophie politique si nous n’avons pas de puissance d’agir.

Quand on veut évaluer voire étendre sa puissance d’agir en vue du Bien, survient très rapidement la question de savoir quelle est la puissance d’agir maximale pour un individu, et si on peut citer des exemples de tels individus qui exemplifieraient cette puissance maximale. Il s’agit en quelque sorte d’observer les limites de la puissance de l’individu selon l’opinion commune.

Les extraits d’inventaire ci-dessous présentent des profils de personnes qui ont causé un Mal immense au sein de l’Humanité, tandis que d’autres ont contribué au Bien et à élever la Conscience commune, quand d’autres encore produisaient des créations nouvelles, certaines bienfaisantes, d’autres malfaisantes. Les femmes, les peuples colonisés par l’Occident, les membres des différentes minorités discriminées, sont peu représentés.

Indépendamment des lourds biais de perception et de domination culturels dans l’inventaire des « personnages puissants » selon l’opinion commune, on peut néanmoins distinguer plusieurs critères fondamentaux communs dont la capacité à impacter -en bien ou en mal- un très grand nombre d’autres personnes à travers l’espace et le temps, au point d’influencer le cours de l’histoire et d’y inscrire son nom à plus ou moins long terme. Le pouvoir d’inspirer, d’influencer, de gouverner, de créer ou de détruire des idées, des peuples, des territoires, des institutions, etc. semble au cœur de la notion de « grand personnage historique ».

Il importe cependant de critiquer encore cette notion de « puissance d’agir » ou « pouvoir ».

Ceux qui ont contemplé le pouvoir politique de près savent qu’il est une construction extrêmement fragile et qu’on prête -au propre et au figuré- à ceux qu’on estime « puissants », un pouvoir qu’ils ne possèdent en réalité jamais totalement en eux-mêmes. L’individu dispose d’un pouvoir limité et la formation d’un pouvoir plus grand nécessite l’association, la concentration et la coordination volontaire des pouvoirs d’un plus grand nombre d’individus. Le pouvoir est prêté. Et cela ne concerne pas que les chefs d’Etat, chefs de guerre et leaders politiques, dont l’exercice du pouvoir est la vocation. Les leaders spirituels, scientifiques, techniques et artistiques, voient également leur impact dépendre de l’assentiment, de la reconnaissance et de l’adhésion d’un très grand nombre de personnes dans le temps et l’espace. Le pouvoir est dans la relation à l’Autre.

Pour les personnages de pouvoir politique, le philosophe La Boétie avait investigué cette question et avait conclu que « Soyez résolus à ne pas servir et vous voilà libres », ce qui signifiaient que le pouvoir d’un puissant s’écroulait comme un château de cartes dès qu’un nombre suffisant de membres de la pyramide du pouvoir retiraient leur « carte » de l’édifice. On a vu ainsi des dictatures en apparence inamovibles s’effondrer du jour au lendemain.

De la même manière, le pouvoir d’influence et d’inspiration d’un leader spirituel, scientifique ou artistique peut s’effondrer au gré de l’affection et de la désaffection des lieux et des époques. Ainsi a-t-on oublié Vivaldi, Bach et Mozart pour les redécouvrir ensuite.

Mais revenons à ce qui nous intéresse le plus, à nous qui cherchons à (essayer de contribuer à) « sauver la Vie et l’Humanité », d’une certaine manière…. Il s’agit de la formation de la puissance d’agir maximale, qui se révèle politique, les autres formes de puissance, spirituelle, philosophique, scientifique et technique, étant souvent des forces soumises en partie à la puissance politique. Un exemple de cela est l’adoption par l’Empire romain du christianisme comme religion officielle de l’empire. Si on veut « minimiser le Mal », si on veut « empêcher que le monde se défasse » (Albert Camus), il est souvent judicieux de chercher à former une puissance d’agir collective capable de le faire mieux que l’individu seul.

Pour former un pouvoir politique significatif, capable de gouverner dans le temps et l’espace, il est nécessaire de recueillir l’assentiment d’un très grand nombre de gens -la majorité in fine- et la collaboration d’un nombre presque aussi important de gens, sur un territoire et durant une période de temps donnés. Selon les théories du pouvoir qui assignent à chaque individu un pouvoir moyen similaire, la seule manière de disposer du pouvoir de gouverner une population et un territoire est de recueillir l’assentiment de la majorité et la collaboration d’une grosse minorité active, y compris dans une dictature ! D’une certaine manière, il s’agit que la population se gouverne elle-même, directement, par assentiment ou par abstention !

La puissance d’agir individuelle peut s’associer à d’autres puissances d’agir individuelles et composer ensemble une puissance d’agir collective, qui est maximale en théorie dans la formation de la puissance publique, c’est-à-dire l’Etat, au sens générique.

La formation d’un pouvoir très important nécessite donc la création d’organisations et d’institutions : les associations, les entreprises, les administrations, l’Etat, les unions d’Etats. Ces systèmes permettent l’interaction coordonnée jusqu’à des dizaines de millions de personnes. On peut citer l’exemple étatsunien du programme nucléaire et l’économie de guerre dans les années 1940 et du programme spatial des années 1960-70.

Les individus les plus puissants sont donc de facto souvent à la tête d’une organisation ou d’une institution elle-même très puissante. Et leur puissance est composée de la puissance des individus qui composent l’organisation et y coopèrent. Une puissance collective qui est toujours plus que la somme de ses parties.

Une autre manière d’aborder les limites de la puissance est de se focaliser uniquement sur l’individu, sans tenir en compte sa capacité à inspirer, influencer ou gouverner une organisation.

Que peut l’individu seul, au maximum ? Bien des activistes et des révolutionnaires ont estimé -à tort ou à raison- que leur puissance d’agir maximale consistait en l’usage maximal de la violence, c’est-à-dire l’assassinat d’un individu puissant dirigeant une organisation ou institution ennemie. Ainsi de l’assassinat de nombreux chefs d’Etat, de chefs d’armées, de leaders religieux ou de chefs de partis par des individus isolés ou membres de mouvements d’opposition. Le meurtre de leaders sociétaux fut durant toute l’histoire une des manifestations les plus extrêmes de la puissance d’agir d’un individu. Aucun jugement éthique, une simple observation. Une autre observation étant que dans bien des cas, la violence mena à davantage de violence encore, par le phénomène de la réactance psychologie et sociale, et donc à des effets régulièrement contraires aux intentions des auteurs.

A l’opposé, l’usage maximal de la violence peut épargner autrui et s’exprimer en un suicide retentissant, comme l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant tunisien, à l’origine d’émeutes qui concourent à la révolution tunisienne qui s’ensuivit.

La combinaison de l’assassinat et du suicide conduit à l’attentat-suicide, où il est souvent fait usage d’explosifs et où l’auteur prévoit dès le départ de mourir en faisant un maximum de dégâts, soit contre un leader individuel, soit contre un groupe d’ennemis à sa cause, soit de manière indiscriminée. Provoquer la terreur, en effet, est une manifestation du pouvoir maximum d’agir dans la voie spécifique de la violence. Avec, à nouveau, des effets éminemment contestables en termes d’efficacité pratique.

A l’opposé de la violence, on trouve la non-violence, où l’individu peut également exprimer de manière extrêmement forte sa puissance d’agir. Paradoxalement par l’inaction. Il s’agit souvent d’exposer sa vulnérabilité au maximum pour affirmer une idée, une revendication, une cause. On marchera, on tiendra une position dans l’espace public, on se lancera dans une grève de la faim, on bloquera passivement le passage. On supportera la répression du pouvoir sans opposer de violence. Voilà une des formes d’expression de la puissance d’agir individuelle maximale. C’est d’ailleurs de cette manière que les grands leaders des indépendances et des droits civiques ont consolidé leur plus grand pouvoir. Et c’est toujours de cette manière que Greta Thunberg s’est fait connaître au monde. Selon certains politologues comme feu Gene Sharp, surnommé le « Machiavel de la non violence » ou le « Clausewitz de la guerre non violente », ces méthodes se sont révélées beaucoup plus efficaces, avec des résultats beaucoup plus pérennes dans l’histoire, que l’usage de la violence.

D’autres manières d’agir non violentes et plus indirectes sont l’expression orale, écrite, visuelle et corporelle, spirituelle, scientifique, technique et artistique. On peut prononcer un discours, écrire un essai, enseigner, inventer une idée ou un outil, peindre ou danser pour exprimer sa puissance d’agir.

Le lien entre la puissance de l’individu et la puissance de l’organisation et de l’institution survient quand des leaders individuels puissants créent de nouvelles organisations et de nouvelles institutions puissantes à partir de leurs coups d’éclat individuels, avec l’adhésion de membres eux-mêmes puissants. C’est là sans doute que tout devient possible dans l’histoire.

Les exemples du passé sont obsolètes en ce sens qu’ils ne témoignent que d’une petite minorité de la population, masculine, occidentale, blanche, active dans une expression souvent destructrice de la notion de puissance d’agir. Il nous faut sans doute cesser d’admirer la force et la violence comme expressions les plus abouties de la puissance d’agir, et comprendre que nous avons besoin de développer d’autres voies pour dépasser la polycrise du XXIème siècle.

Notre époque a besoin que l’immense majorité des gens, et en particulier les victimes des discriminations comme les femmes et les autres minorités et majorités dominées, s’emparent de leur puissance d’agir individuelle et collective. Face à la destruction des siècles passés et de la société mondialisée actuelle, la puissance d’agir ne devrait plus s’exprimer par la conquête, l’exploitation et la domination, mais par l’inspiration, l’influence, la création, la coopération et l’entraide. De grands personnages du passé peuvent toujours nous inspirer à ce titre mais il est nécessaire que de nouvelles personnalités émergent, comme Greta Thunberg, comme les jeunes femmes activistes et cheffes d’Etat.

Nous avons besoin de réactualiser la notion de pouvoir et de puissance, de l’écologiser, de l’humaniser, de l’assainir, de la collectiviser. Le culte des « grands hommes » est peut-être moins inspirant que mutilant, il nous illusionne peut-être davantage qu’il ne nous libère. Il referme peut-être davantage qu’il n’ouvre nos horizons. Certaines statues sont peut-être à abattre.

La question de la violence, de l’usage de la force, contre soi, les individus, les organisations et les biens, est néanmoins inévitable. On ne peut pas à la fois célébrer la Résistance durant les années 1940 et s’offusquer à chaque fois qu’un collectif d’activistes utilise la désobéissance civile pour lutter contre l’Ecocide. Les Résistants ne sont-ils légitimes que dans les livres d’histoire ? Dans son essai intitulé L’homme révolté, Albert Camus avait montré que la fin ne pouvait justifier tous les moyens, que la défense de l’existence humaine ne pouvait pas s’établir sur une pratique illimitée de la destruction d’existences humaines. Mais qu’elle ne pouvait pas non plus se neutraliser et se complaire elle-même dans l’impuissance. L’esclave ne peut pas se résoudre à abdiquer toute puissance potentielle face à son maître.

Face à l’Ecocide, un grand sentiment d’impuissance s’empare de l’individu, qui peut le conduire au désespoir, au découragement et à l’apathie. Il est donc essentiel pour l’individu de retrouver le sens de sa puissance d’agir individuelle, puis collective. La violence contre et la mort prématurée d’un humain ou un vivant non humain étant toujours un mal, il s’agit d’éviter au maximum les expressions destructrices de la puissance d’agir (violences contre les personnes, assassinats, attentats-suicides, suicides, etc.) pour privilégier les formes d’action non violentes. Mais il faut reconnaître que, dans l’histoire, certaines luttes n’eurent pas le luxe de garder les mains propres. Le régime nazi ne fut abattu par un mouvement non-violent et pacifiste mais par l’opposition d’une force mécanique plus forte, extrêmement violente. Les démocraties et la paix sont autant menacées par la violence que l’irénisme, c’est-à-dire le refus de considérer la réalité de la violence et d’admettre qu’elle peut se révéler légitime dans les cas extrêmes. L’Ecocide étant manifestement le plus grand génocide de l’histoire, en réalisation (contre les non humains) et en potentiel (nous sommes les prochains sur la liste de la 6ème Extinction de masse), refuser d’explorer les implications du principe éthique de légitime défense nous condamne à nous laisser tuer sans réagir.

Lorsque l’habitabilité de la planète Terre est en jeu, donc notre vie à tous, il n’est donc pas surprenant que la question de la puissance d’agir individuelle et collective maximale, et de l’usage légitime ou non de la violence, de la force, refasse surface. Néanmoins, une pensée stratégique ET morale est indispensable à une éthique de l’engagement en Anthropocène et face à l’Urgence.

L’excès de puissance, le refus de limiter et d’autolimiter la puissance, ce qu’on peut appeler l’Illimitisme, est peut-être la cause générique qui explique l’Anthropocène et l’Ecocide. C’est par une expression d’une puissance d’agir capable de s’autolimiter collectivement qu’on pourra trouver à la fois la fin et les moyens de la Métamorphose : l’institution de La limite, c’est-à-dire de l’Autonomie interdépendante, la véritable liberté responsable et réflexive, pour l’Humanité et tous les Terrestres.

Mosaïque d’Alexandre

Anonyme, 100 av. J.-C., Musée archéologique national de Naples, Italie.

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