Alors que règnent déjà la surcharge informationnelle et l’infobésité, qu’on prévoit leur aggravation notamment avec l’émergence et la généralisation de l’IA, qu’on parle de troubles de l’attention et de concurrence médiatique pour l’attention, je propose ici de focaliser notre attention sur… l’attention.

Le problème de l’attention a depuis toujours une portée existentielle, à la fois spirituelle, philosophique et politique. Nous sommes des êtres conscients mais nous ne sommes pas conscients de tout, en permanence, avec la même intensité et le même contrôle. L’attention pose problème par définition car notre conscience est limitée alors que le nombre d’objets dont on peut prendre conscience est illimité. Autrement dit, l’Existence, l’Autre et l’Univers dépassent largement notre capacité d’attention. Au cours de notre existence, nous aurons porté notre attention sur une infime fraction des objets potentiels d’attention. C’est une des raisons d’ailleurs pour lesquelles chaque existence est et restera toujours rigoureusement unique.

Par ailleurs, nous pouvons laisser les événements et d’autres que nous capturer notre attention si nous la laissons divaguer. À l’extrême, si nous ne prenons pas possession de notre propre capacité d’attention, nous ne sommes pas maîtres de notre propre existence, nous laissons aux circonstances aléatoires et à d’autres le pouvoir de définir le contenu de notre conscience. Et notre existence elle-même ne nous appartient plus. Nous pouvons mourir sans avoir vraiment existé. A l’inverse, si nous choisissons activement de prendre conscience de notre conscience, de prendre possession de notre capacité d’attention, nous devenons réellement maîtres de nos existences, en ne laissant ni les circonstances ni les autres définir à eux seuls le contenu de notre conscience.

L’attention est la faculté de l’esprit à se consacrer à un ou plusieurs objets au détriment des autres objets. Via les mécanismes de l’attention, la conscience peut s’élargir à un maximum d’objets ou se rétrécir à un objet unique. L’attention est le réglage du projecteur de la conscience, d’une lampe qui éclaire largement notre environnement jusqu’à un rayon laser qui se focalise sur un point unique. On comprend que l’attention est une capacité vitale pour la survie et la vie -si on ne porte pas attention aux nécessités de la vie, on meurt-, ainsi que fondamentale pour l’existence -exister bien nécessite de porter bien son attention, de choisir judicieusement les objets d’attention que l’on se donne.

Les Humains ne sont pas seuls à posséder une capacité d’attention parmi les vivants mais nous sommes peut-être les entités pour lesquelles l’attention prend la portée la plus existentielle. Au fond, notre existence pourrait être équivalente à l’ensemble des contenus de notre attention de notre naissance à notre mort. Si c’est bien le cas, nous avons tous intérêt à nous poser sérieusement la question de la manière dont nous maîtrisons, ou pas, notre attention, et les objets sur lesquels nous la portons de manière plus ou moins importante, c’est-à-dire son contrôle, son intensité et sa sélectivité. Là se trouve manifestement une des clefs du bonheur, de la vie bonne. Ce n’est pas un hasard si les pratiques méditatives, spirituelles et philosophiques, placent au centre de leur attention… la maîtrise de l’attention elle-même ! Si exister est un acte de volonté pure, ce vouloir commence par le choix de nos objets d’attention.

Le problème des l’attention s’aggrave de manière exponentielle dès le développement historique de l’écriture, des sciences et technologies. Pour les peuples premiers, le bien précieux qu’est l’attention n’était pas aussi susceptible d’être submergé et saturé par l’environnement informationnel objectif. La densité d’événements dans l’existence était a priori plus faible qu’aujourd’hui. Mais rapidement, le cerveau humain est dépassé par la complexité de l’évolution du monde. L’imprimerie, la presse, les télécommunications, les médias de masse, la propagande, l’informatique, l’Internet et aujourd’hui l’IA accélèrent encore ce mouvement. Les stimuli sont innombrables et incessants.

Le problème de l’attention est un enjeu existentiel dès l’origine car il touche immédiatement à la nature et à la condition humaines. Vu les développements scientifiques, technologiques et sociaux, il devient cependant de plus en plus critique. Au point de menacer notre espèce et le vivant sur Terre ? Nous, êtres humains, nous retrouvons face à nos créations, qui nous submergent au point de nous rendre obsolètes. Une illimitation, celle des stimuli actuels et potentiels, est confrontée à une limitation, celle de notre capacité d’attention. Que faire ? Quelles règles d’attention nous fixer pour exister dans ces nouveaux mondes d’illimitation ?

L’écrivain, qui œuvre spécifiquement dans le champ de la Noosphère, en affectant une partie énorme de sa propre attention à la contemplation du Réel, la lecture, la réflexion, l’écriture et la publication, réclame l’attention de ses lecteurs. Il se contenterait d’une petite partie de cette attention mais souvent il n’en recueille aucune. L’immense majorité des gens ne sont pas des lecteurs, encore moins de grands et fidèles lecteurs. Dès le départ, l’écrivain qui a vocation à s’adresser à l’universel sait qu’il sera borné à une audience limitée, plus ou moins importante en fonction de son talent et de sa chance.

En bon artisan toutefois, plus rarement en artiste, il se doit de devenir un maître de l’attention, s’il veut élargir son audience et toucher à l’universel. Il doit pouvoir maîtriser la sienne propre et celle de son lecteur, au moyen de son art d’écrire. L’écrivain invite en effet l’Autre, le lecteur, à porter son attention sur certains objets au détriment des autres objets, parmi tous ceux qui se déploient potentiellement dans l’Univers. L’écrivain porte un regard particulièrement attentionné aux phénomènes qu’il entend faire remonter dans la hiérarchie du champ d’attention de ses lecteurs, donc de la société toute entière. En cela, écrire est politique puisqu’il s’agit de proposer une hiérarchisation spécifique des objets légitimes d’attention. Si écrire signifie dévoiler le Réel, le dévoilement nécessite une durée et une qualité suffisantes d’attention à ce qui est susceptible de se dévoiler. Sans attention, nous restons à la surface des choses, nous restons dans l’illusion.

Penser, parler et agir nécessitent aujourd’hui qu’on se penche sur l’économie de l’attention, c’est-à-dire l’articulation entre le monde des idées et le monde de la matière et de l’énergie : la matière et l’énergie de notre corps et de notre cerveau limités, la matière et l’énergie des machines qui étendent toujours plus la Noosphère, la matière et l’énergie de la Biosphère. Sous la contrainte des lois thermodynamiques de la physique en effet, l’information dépend de la matière et de l’énergie. Tout n’est pas possible. Des arbitrages sont nécessaires. L’écrivain doit survivre, vivre et exister. Il ne peut créer son œuvre qu’en ayant une intelligence profonde de cette économie de l’attention, de cette économie du monde de l’information, de la matière et des idées.

À chaque époque, l’écrivain devra actualiser sa stratégie, son art, en fonction d’une nouvelle analyse de l’économie de l’attention de son époque, en fonction de sa situation. C’est à ce prix qu’il aura une audience. On peut détester les réseaux sociaux, Tik Tok, les écrans de smartphones. On peut penser que notre capacité d’attention a beaucoup souffert ces dernières décennies. On doit néanmoins acter le monde tel qu’il est et réfléchir à comment continuer à dévoiler le Réel à une audience la plus large possible en tant qu’écrivain, puisqu’on nous faisons encore le postulat que l’écriture, la lecture et l’écrivain n’est pas obsolètes et ne sont pas près de le devenir dans les siècles à venir.

Dans la situation dans laquelle l’écrivain se trouve, les enjeux spécifiques de l’époque s’ajoutent aux enjeux propres à la Noosphère. Notre époque confronte l’Humanité à la possibilité de son effondrement et de son extinction. Si nous sommes dans l’Urgence, si nous sommes menacés par l’Écocide et ne parvenons pas à mettre en œuvre la Métamorphose, c’est aussi et surtout parce que nous ne maîtrisons toujours pas adéquatement notre attention. Nous échouons encore, individuellement et collectivement, à accéder à une attention juste, c’est-à-dire une attention capable de s’élargir à la conscience de l’Existence, de l’Autre et de l’Univers, de la Vie, de la Biosphère, de l’Humanité, de la Politique… et de se focaliser sur la pensée juste, la parole juste et l’action juste ensuite. Nous portons notre attention sur des objets mineurs en négligeant les objets vitaux.

Nous devons nous réemparer de l’économie de l’attention pour la rendre plus juste.

Après 40 ans d’existence, je reviens sans cesse à la même conclusion : la meilleure manière de résoudre le problème de l’attention, c’est de méditer et promouvoir la méditation.

Je pense que, face à la surcharge informationnelle et l’infobésité exponentielles, une des meilleures manières de lutter contre l’Écocide et de parvenir à la Métamorphose, la meilleure manière de se hisser à la hauteur de l’Urgence, c’est de déployer une civilisation méditante, capable de maîtriser son attention, donc sa conscience. Le reste suivra.

Il m’apparaît aujourd’hui que ce ne sont ni la science, ni la technologie, ni l’industrie, ni l’économie, ni la politique, qui nous permettront de sortir de l’Écocide, mais bien la spiritualité et la philosophie.

Certains diront que c’est l’écosocialisme, l’écocommunisme, la social-écologie, la décroissance, etc. Je leurs dis : pour mettre en œuvre ces philosophies et ces politiques, nous avons besoin d’un bien plus grand nombre de citoyennes et citoyens conscients, capables d’une attention juste. Affirmer qu’on peut mettre en œuvre ces politiques sans le détour par la conscience et l’attention des gens mène selon moi à une aporie.

Dès à présent, la conscience et l’attention ne sont plus des affaires privées mais d’intérêt public.

C’est parce que notre conscience reste sous-développée que nous nous auto-détruisons.

C’est en développant notre conscience que nous pourrons continuer à vivre et nous épanouir dans l’existence.

Et cela passe par une maîtrise approfondie des mécanismes de l’attention, ce que la méditation propose depuis des millénaires.



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