Depuis le rapport spécial du GIEC en 2018, la pandémie, la guerre en Ukraine, la montée de l’autoritarisme, l’expansion des réseaux sociaux et des nouvelles technologies comme l’IA, et la crise énergétique, nous les Occidentaux semblons dépassés par la masse d’information anxiogène qui nous parvient. Dans la vie privée, au travail, dans l’engagement sociétal, nous sommes submergés par un tsunami d’info qui peut nous conduire à l’épuisement, à la paralysie décisionnelle, au fatalisme et au désengagement, voire au burnout et à la dépression.

La surcharge informationnelle est devenue depuis plusieurs décennies un véritable problème pour le bien-être personnel, la vie organisationnelle, l’engagement citoyen, et le gouvernement de la démocratie.

Cela peut parfois paraître étonnant à certains mais tous les êtres humains, rigoureusement tous, sont dotés d’un cerveau et pensent (sic). Même si la plupart d’entre nous pensons souvent par automatisme et pour satisfaire à des besoins primaires, nous pensons aussi régulièrement pour le plaisir ou sans nécessité objective. Notre cerveau, en réalité, ne peut s’empêcher de penser, même une bonne partie de la nuit.

Certains font de l’exercice de la pensée leur activité principale, leur profession, comme tous ceux qui exercent un métier en lien avec l’expertise et la connaissance : enseignants, chercheurs, ingénieurs, journalistes, écrivains, etc.

Mais ceux qu’on nomme parfois les « penseurs » sont des personnes qui pensent délibérément à des objets de réflexion qui dépassent le cadre strict de leur loisir, de leur activité individuelle ou professionnelle. Ils pensent « au-delà d’eux mêmes », des éléments, des problèmes, qui appartiennent au devenir du tout et de tous. On pourrait dire que penser de cette manière, c’est philosopher. Les écrivains, les philosophes et les chercheurs font partie de cette catégorie. Mais tout citoyen un peu intéressé par le monde, par la pensée, par les idées, est aussi un penseur amateur.

Pourquoi penser ? On pourrait d’abord penser pour répondre justement à cette question du pourquoi ?, c’est-à-dire du sens de l’existence. Une fois que l’on s’est donné un sens plus ou moins adéquat, on pourrait penser à répondre à la question du que faire ?, la question éthique. Enfin, à partir du sens que l’on se donnerait et de la réponse apportée au « que faire ? », surgirait la question du « comment faire ? », la question technique au sens général de l’usage de l’outil -de pensée ou pratique- par l’humain. Les raisons de penser sont donc innombrables.

Dans un sens d’idéal démocratique, on voudrait que chacun puisse penser de cette dernière manière en tant que « penseur amateur », en avoir la possibilité, le temps, l’énergie et l’éducation, pour exprimer le plein potentiel de son humanité. Et on rêverait d’une démocratie peuplée de citoyens-philosophes amateurs, capable de faire preuve de réflexivité afin, on l’espère, de progresser vers un monde meilleur.

Celui, amateur ou grand intellectuel, qui se pique de penser, affronte très rapidement le problème des limites de la connaissance, c’est-à-dire la question de l’épistémologie. L’épistémologie est en quelque sorte la « connaissance de la connaissance », la théorie de la connaissance, c’est-à-dire l’étude de la constitution des connaissances valables. Dit plus simplement, celui qui veut penser se pose très vite la question de savoir « les idées que j’ai sont elles valables ? » et « qu’est-ce qu’une idée valable ? » Les philosophes parlent aussi de la question de la vérité. La pensée est faite d’idées articulées entre elles, qui forment parfois des systèmes d’idées, des théories ou des idéologies. Pour penser adéquatement, il faut se fonder sur des idées adéquates. Pour collecter des idées adéquates, il est nécessaire de faire l’expérience du réel, autant que possible. En vivant simplement, mais aussi en collectant délibérément des informations : en parcourant le monde, en observant les gens, en discutant, en lisant, en visionnant des films, en écoutant de la musique, en bougeant son corps, en goûtant, en sentant, en créant, etc. Tout action aléatoire génère un feedback informationnel sur le réel mais l’action peut aussi s’orienter délibérément vers la collecte d’information spécifique : se renseigner de manière critique.

Pour bien penser, il faut donc être bien renseigné, et savoir discriminer les informations adéquates des autres, tout en priorisant cette collecte d’information (car même la quantité d’information adéquate dépassent nos capacités cognitives). Avoir collecté beaucoup d’information de bonne qualité en faisant usage d’une critique des sources réflexive. Cette activité occupe donc une partie considérable des penseurs. Ils ne peuvent produire de l’information et des connaissances adéquates qu’en procédant à une collecte d’information adéquate.

Et c’est là qu’apparaît le problème croissant de la surcharge informationnelle.

L’être humain préhistorique était loin d’être un idiot. Des travaux contemporains sur les peuples premiers indiquent que leurs membres sont de véritables encyclopédies écologiques sur pattes. La botanique, l’éthologie, la géographie, la chasse, la cueillette, la pêche, l’artisanat, les rites, la cosmologie, etc. Ces individus doivent connaître un grand nombre de choses pour survivre et bien vivre. Souvent beaucoup plus qu’un individu d’une société dite « développée » comme la nôtre. Mais cet individu vivant comme au paléolithique est confronté à une quantité d’information potentielle a priori finie. Son environnement est stable, évolue lentement, est cartographié depuis des siècles. Il arrive un âge où chacun a appris tout ou presque de ce qui pouvait se savoir dans cette société, outre l’expérience existentielle et spirituelle de l’âge.

Ce qu’on appelle la « Noosphère », c’est-à-dire la sphère des idées pour l’Humanité, a pour ces sociétés premières un périmètre assez constant et maîtrisable par chacun de ses membres.

Mais depuis lors, la quantité objective d’information, de connaissance, a connu une croissance constante, au fil des millénaires, jusqu’à exploser de manière exponentielle de nos jours, et dépasser largement nos capacités cognitives et émotionnelles. Aujourd’hui, nous vivons dans une civilisation caractérisée par une gigantesque surcharge informationnelle, une infobésité à laquelle chacun est confronté, et pas seulement les penseurs.

Dès l’apparition de l’agriculture, des villes et de l’écriture, le mouvement s’est enclenché. On peut évoquer la création des bibliothèques antiques comme celle d’Alexandrie ou d’Ephèse. Puis l’invention de l’imprimerie accélérera la production et la diffusion d’information et de connaissances. Les progrès scientifiques et techniques, le télégraphe, la presse, le téléphone puis aujourd’hui l’Internet, les satellites, les réseaux sociaux et les smartphones firent exploser la taille de la Noosphère.

Aujourd’hui, aucun individu ne peut ingurgiter la masse faramineuse de données, d’informations et de connaissances produites chaque année, à chaque seconde, dans le monde. Aucun savant ne peut lire toute la production scientifique. Aucun citoyen ne peut lire toute la presse. Aucun lecteur ne peut lire tous les romans qui paraissent. Aucun ne peut visionner tous les films et toutes les séries. Etc. L’Humanité est complètement dépassée par la Noosphère.

Il semble pourtant, d’après les témoignages du passé, que ce point de saturation fut franchi déjà il y a plusieurs siècles. « On ne peut plus suivre » disaient déjà en substance les philosophes du XVIIIe siècle tandis qu’Emmanuel Kant proposait une mise à jour des limites de la possibilité de connaître dans ses différentes Critiques.

S’il ne s’agissait que de faire son deuil d’une connaissance universelle, complète, actualisée en permanence, ce ne serait encore rien. Mais le problème est bien plus profond : comment gouverner sa propre vie et la communauté humaine, à toutes les échelles, encore plus lorsque les urgences sont existentielles, lorsqu’on fait face à une telle surcharge informationnelle ?

A partir de quelles informations prendre des décisions ? Comment prendre ces décisions avec une information incomplète ? Comment reconnaître une information adéquate ? A quels fournisseurs d’information se fier ? Comment retrouver l’information que l’on cherche dans ce maëlstrom gigantesque, en croissance constante ? Comment analyser et synthétiser toute cette masse d’information ? Comment stabiliser sa décision quand l’information évolue à une telle vitesse ?

Le monde et donc l’existence humaine se sont outrageusement complexifiés. Tout sature partout et tout le temps. En outre, nous sommes entrés dans la temporalité de l’Urgence. Il semble que le cerveau humain, même le plus brillant, ne puisse qu’être complètement dépassé, sidéré, étourdi, ébahi. Au risque de la fatigue et de la paralysie décisionnelle ? Au risque de la possibilité et de la qualité de la prise de décision et de l’action à toutes les échelles ? Les expériences scientifiques tendent à le montrer.

Devons-nous renoncer à être acteurs de nos vie, à répondre à la question éthique, à cause de l’explosion de la Noosphère ? Non, cette illimitation des données face à nos limites humaines ne peut pas nous conduire au fatalisme et au renoncement. On doit éthiquement continuer à proposer une épistémologie qui tienne compte de la surcharge informationnelle. La démocratie ne peut pas mourir sous les coups de boutoir des réseaux sociaux et des « fake news ». On ne doit pas laisser l’intelligence artificielle provoquer encore plus de saturation -un risque déjà advenu- mais au contraire assister l’être humain dans sa quête de connaissance -un usage démocratique non encore réellement advenu-.

Que faire alors ?

Une première voie est de s’inspirer de la réforme de la pensée proposée par le philosophe Edgar Morin dans son ouvrage magistral en plusieurs tomes : La Méthode. Dans celui-ci, Edgar Morin actualise la réflexivité, après Kant, dans ses derniers retranchements. La Méthode propose en effet une connaissance de la connaissance de la connaissance -au cube- une épistémologie de l’épistémologie -au carré-, un fil conducteur pour nous y retrouver. Ce fil est celui de la pensée complexe, de la pensée systémique, qui réhabilite le sujet pensant et agissant, ainsi que la possibilité de la démocratie éclairée, dans un monde complexe. Nous ne pouvons pas nier l’hypercroissance aliénante de la Noosphère mais un humanisme écologisé, une autonomie interdépendante, une raison critique, une réflexivité éthique, restent possible et doivent rester possible.

Si l’individu est trop petit, écrasé par la Mégamachine noosphérique, nous pouvons néanmoins créer des institutions capables de nous permettre de traiter individuellement et collectivement la masse d’information et de connaissance en croissance exponentielle. Et ainsi préserver notre capacité à nous gouverner nous-mêmes librement, ce qui est la définition philosophique de l’autonomie.

La presse et l’institution scientifique existent déjà comme interfaces entre l’information, la connaissance et la décision humaine. Le GIEC a permis de créer une interface science-politique (où les citoyens manquent encore malheureusement), afin de tenter d’éclairer la décision démocratique. L’intelligence artificielle, aujourd’hui, constitue autant une menace qu’une opportunité face à la surcharge informationnelle. L’IA en effet serait capable d’encore saturer davantage, voire manipuler agressivement (les bots sur les réseaux sociaux en témoigne) le processus démocratique, au risque de nous aliéner totalement. Mais l’IA pourrait également nous aider à traiter la gigantesque masse d’information afin de la rendre accessible à un cerveau humain par nature limité (on pense notamment au Big Data).

Face à la surcharge informationnelle, toutes les catégories de la philosophie sont remises en question : métaphysique, éthique, épistémologie, esthétique, etc. La démocratie elle-même croule sous l’information et la désinformation. Nous peinons à nous gouverner alors que l’Urgence est là. Face à ce défi de l’infobésité, nous n’avons pas le choix que de refonder notre pensée, notre épistémologie, nos institutions et nos techniques d’interface entre l’information et la décision humaine.










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