La Conversion de Saint Paul par Francisco Camilo (1667).


Il me revient que certains politiciens et intellectuels qui n’étaient pas réputés pour leur goût de l’écologie, ou leur intérêt pour l’urgence climatique, parfois même un peu climato-sceptiques, auraient complètement changé d’avis suite à une sorte de phénomène de « révélation ». Suite à cette « révélation », ils auraient pris conscience de la gravité de la situation, pour s’engager corps et âme en faveur d’une prise en compte de l’Urgence, d’une manière ou d’une autre. Je ne peux m’empêcher d’évoquer deux belges, l’ancien ministre et député Jean-Luc Crucke , et l’ex-chef de cabinet du libéral Didier Reynders, économiste et écrivain Bruno Colmant. Deux libéraux, voire pour le second, un ancien néo ou ultra-libéral. Ces deux personnages importants dans le paysage belge ont manifestement compris ces dernières années la gravité de l’Urgence jusqu’à prendre publiquement des positions et engager des actions en faveur d’une accélération des politiques qu’on pourrait qualifier d’écologiques, c’est-à-dire destinées à garantir l’habitabilité planétaire. Ce faisant, ils ont factuellement renié une partie de leur passé intellectuel et politique, ce qu’ils ont d’ailleurs admis ouvertement, avec une très grande humilité. D’autres, comme le parti socialiste, évoluent vers l’écosocialisme, ce qui est une excellente chose. Comme certains se disent « toujours libéral » et « toujours socialiste », cela tend à démontrer selon moi qu’un écolibéralisme, qu’un écosocialisme, qu’un écohumanisme sont possibles, et que l’écologie ne doit plus rester le monopole des forces partisanes historiques qui l’ont portée, pour devenir enfin ce que sont l’humanisme chrétien et athée, le libéralisme philosophique et le progressisme social depuis les Lumières et le XIXe siècle : des prérequis pour toutes les forces politiques démocratiques. Ainsi, des « Lumières écologiques » pourraient « éclairer » tous les courants politiques traditionnels démocratiques, voire permettre des reconfigurations politiques d’envergure (au centre et à gauche, vu que la droite authentique risque de rester désespérément conservatrice), pour enfin tenir compte du Réel.

Bien qu’on ignorera toujours les détails, ce phénomène de prise de conscience soudaine qu’on observe autant chez les anonymes que chez les personnalités publiques, aurait eu lieu soit suite à une discussion avec un climatologue, un de leurs enfants très engagés, un partenaire amoureux, une lecture édifiante, le décès d’un proche, un accident ou une maladie grave, une catastrophe climatique vécue de près, le constat d’un changement irréversible dans un paysage touristique aimé, un événement anodin, etc. Souvent, on observe un événement ou un processus déclencheur qui, progressivement, crée une prise de conscience jusqu’à déclencher une forme de « révélation » irréversible, où la vision du monde de l’individu est modifiée à jamais.

Les anglo-saxons utilisent encore aujourd’hui très spontanément cette expression du « Oh my god! », malgré la sécularisation de la société occidentale. Elle signifie un étonnement maximum face à un événement spectaculaire (une aurore boréale), dangereux (une éruption volcanique), qui survient sous leurs yeux, ou une nouvelle ahurissante (telle artiste est décédée), ou la prise de conscience d’un fait qui change leur compréhension des choses (la sixième extinction de la biodiversité en gestation).

Le « Oh my god! point » est ce phénomène où notre vision du monde est transformée définitivement par une compréhension nouvelle du Réel. C’est typiquement un effet de seuil psychologique, social et politique, un basculement qui survient de manière inattendue une fois qu’une série de conditions accumulées sont remplies, souvent après un long travail tectonique sous-terrain des forces psychiques. Il faut parfois être exposé dix fois, cent fois, mille fois à un même fait fondamental pour que le psychisme élabore suffisamment sa compréhension du réel afin de l’actualiser. Le Réel est ce qui résiste. Ce qui résiste aux croyances et au désir humain ; et aussi têtus puissent-ils être, le Réel est plus têtu encore. Une fois la confrontation avec la résistance du Réel vécue, une fois la métabolisation psychique de la nouvelle vision du monde achevée, l’individu ne sera plus jamais le même.

On peut observer qu’une seule conversation, parfois même un seul petit événement en apparence anodin, souvent un choc important dans la vie d’un individu, peut changer complètement la vision du monde d’une personne, et qu’à partir de là, tous les changements de vie, d’engagement, de carrière, et même d’idéologie sont possibles. Quand cette personne a de grandes responsabilités, un grand pouvoir, cela peut changer la face du monde. C’est aussi souvent ce genre de phénomène de « révélation » qui anime la narration dans bien des histoires, dans bien des œuvres de fiction, signe qu’il s’agit d’un phénomène anthropologique fondamental. Dans la Bible, on évoque de nombreuses conversions quasi instantanées de ce type, suite à une « révélation » ou une « rencontre ». En science, il y a le fameux « Eureka ! » du savant grec Archimède dans son bain qui déborde. Bien sûr beaucoup de mythologie mais justement, cela indique que la « révélation » correspond à un phénomène humain bien réel, universel.

Le président américain Franklin Delano Roosevelt (1882-1945), initiateur du fameux New Deal dans les années 1930, serait-il devenu celui qu’il a été sans ce qu’il croyait être alors la polio -une maladie potentiellement mortelle- qui le laissa à moitié paralysé pour le restant de sa vie ? Sait-on qu’il avait investi et fait construire un centre de traitement pour personnes atteintes de la polio et qu’il continua à agir pour les enfants paralysé durant ses mandats ? On ne peut s’empêcher de penser que ce personnage né dans une famille patricienne très riche, donc plutôt porté sociologiquement vers la droite libérale, soit devenu un champion des politiques sociales à cause justement de cette maladie, qui lui a ouvert les yeux sur l’injustice du sort qui s’abat sur les plus faibles. 

On trouve d’autres exemples concrets qui permettent de mieux comprendre les fossés irréconciliables qui existent entre les visions du monde après ce genre de « révélation ». En effet, celui qui a franchi le seuil du « Oh my god! point » ne peut plus « faire comme avant » et son cercle d’appartenance ne le reconnaît plus, ne le comprend plus, voire parfois le rejette complètement. Mais la personne ne peut plus revenir en arrière, vu ce qu’elle sait désormais.

Ainsi, ceux qu’on nomme abusivement les « collapsos » parlent souvent de « Oh my god! point » ou « point oh mon dieu ! » car ils sont très conscients d’être passés de « citoyen confiant dans l’avenir, peu préoccupé d’écologie, peu engagé » à « citoyen éco-anxieux, très inquiet pour l’avenir, boulimique de lecture sur le sujet, et parfois prêt à aller jusqu’à la désobéissance civile pour l’éviter ». On ne naît donc pas « collapso », ou « éco-anxieux », on le devient. Et on le devient par la confrontation aux faits scientifiquement avérés. Et la probabilité de le devenir augmente donc mécaniquement à chaque jour que l’Ecocide prend de l’ampleur et que l’inertie collective demeure. Nombreux sont nos concitoyens qui vont traverser ces « Oh my god! points » successifs, et venir gonfler les rangs des indignés potentiels, ces citoyens qui, ayant compris le caractère existentiel de l’enjeu, seront prêts à s’engager jusqu’au bout pour éviter les pires scénarios, quitte à verser dans la désobéissance civile ou d’autres formes d’action radicales. Pour beaucoup de gens, les « collapsos », les activistes du climat, Extinction Rebellion, même les simples écologistes, sont des catastrophistes… des gens qui exagèrent, voire des extrémistes… jusqu’à ce qu’ils comprennent que les faits scientifiques SONT littéralement catastrophiques, et viennent rejoindre eux aussi leurs concitoyens éco-anxieux. Dans les années 1940, une partie de la population des territoires occupés jugeait aussi les Résistants comme des « extrémistes dangereux »… jusqu’à ce qu’on découvre progressivement l’ampleur de la barbarie nazie…

Lorsque la pandémie de covid frappa l’Europe et la Belgique, une certaine ministre de la Santé traita les scientifiques et médecins alarmés de « drama queens ». Le scénario de la pandémie avait été presque parfaitement décrit des décennies auparavant dans des fictions et des travaux scientifiques. Pourtant il fallu attendre un très laborieuse « révélation » collective, surtout chez les décideurs issus des partis de droite, sans parler d’une extrême-droite négationniste, pour admettre progressivement qu’un microscopique virus allait perturber fondamentalement la marche glorieuse des humains vers la prospérité économique, et que le « Marché » n’allait pas pouvoir y répondre en « ajustant ses prix ».

Un autre exemple me frappe. Les Ukrainiens, dès l’invasion russe, sont passés par un grand nombre de « Oh my god! points » en réalisant que leur « monde » s’écroulait littéralement sous les coups de canons et les missiles de l’armée étrangère qui envahissait leur territoire. Même le président ukrainien Volodymyr Zelensky l’a avoué, si tous les faits indiquaient une invasion imminente de la Russie, il a cru jusqu’au bout qu’elle ne surviendrait jamais. On peine toujours à croire à l’improbable, à l’énorme, surtout s’il modifie notre vision du monde. L’Ecocide est de ces phénomènes.

Le philosophe français Henri Bergson a bien décrit ce basculement de la perception du monde né du surgissement de l’événement -de l’Accident- dans l’existence, lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, autre catastrophe historique :

« Je viens de citer un exemple où le caractère « bon enfant » de l’Accident est ce qu’il y a de plus frappant. En voici un autre, qui met peut-être mieux en relief son unité, son individualité, la netteté avec laquelle il se découpe dans la continuité du réel. Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération, considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros caractères « L’Allemagne déclare la guerre à la France », j’eus la sensation soudaine d’une invisible présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. À vrai dire, je n’avais pas affaire au personnage complet. Il n’y avait de lui que ce qui était nécessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu son heure ; et sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour intervenir à ce moment, en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’Événement imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais ce que dit James, un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. En y réfléchissant, on s’aperçoit que si la nature voulait opposer une réaction défensive à la peur, prévenir une contracture de la volonté devant la représentation trop intelligente d’un cataclysme aux répercussions sans fin, elle susciterait précisément entre nous et l’événement simplifié, transmué en personnalité élémentaire, cette camaraderie qui nous met à notre aise, nous détend, et nous dispose à faire tout bonnement notre devoir.« 

Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.


Comme cet effet « Oh my god! » a été observé de tout temps dans l’Histoire, on peut en tirer des leçons importantes.

Aujourd’hui, l’Ecocide est en passe de devenir la plus grand barbarie de l’histoire de l’Humanité, peut-être le plus grand génocide jamais perpétré par l’espèce humaine, à l’encontre d’elle-même et des autres formes de vie terrestres, par le nombre de morts -des millions ? des milliards ?- qu’il générera, faute d’une action politique internationale en temps utile. Chaque heure d’inertie -de petits pas réformistes- qui passe, augmente mécaniquement le nombre de morts potentiels. Nous sommes entrés, pour des siècles, dans la temporalité de l’Urgence.

La compréhension de ce Réel catastrophique en déploiement est cruciale si l’on veut réunir une majorité politique démocratique capable de nous hisser à la hauteur des événements. Le phénomène de révélation prend donc une importance éthique existentielle. Plus nous serons nombreux à passer par ce genre de révélation, surtout dans les groupes politiques qui disposent encore d’une capacité de véto à une politique écologique suffisamment ambitieuse, plus vite l’Humanité pourra lutter pour limiter la casse. Puisque désormais tous les scénarios sont dystopiques, nous n’avons plus le choix que de choisir entre plusieurs maux le moindre. Déjà, certains dégâts sont irréversibles à l’échelle de temps de l’être humain ou des sociétés.

De révélation en révélation, on peut penser ainsi que tous les dits « libéraux » actuels plus ou moins climatosceptiques, plus ou moins conservateurs ou progressistes, ainsi que toute l’idéologie et la réalité du capitalisme (néo)libéral qui oriente l’économie mondialisée, pourrait complètement s’effondrer, au figuré et en pratique, si on pouvait leur appliquer le même « traitement » de lucidité scientifique… qui provoquerait une révélation collective sur la nature du Réel, c’est-à-dire sur le lien de cause à effet entre ce capitalisme (néo)libéral et l’Ecocide, via ce que certains auteurs appellent la « Mégamachine ».

Certains scientifiques ont ainsi formulé le concept de « social tipping point« , ou point de bascule social, un effet de seuil d’ampleur sociétal où une minorité ou majorité de membres de la société est suffisamment convaincue pour agir ou pousser à l’action en faveur des politiques écologiques nécessaires. L’existence avérée de tels points de bascule sociaux est un motif d’optimisme. Malgré l’apparente inertie de nos sociétés, malgré leur apparente incapacité à se hisser à la hauteur de l’Urgence, l’accumulation de forces sous-terraines, l’augmentation du nombre de ceux qui ont compris la gravité de la situation, pourrait parvenir progressivement à un effet de seuil où la majorité démocratique basculerait pour de bon en direction de l’écologie, tous partis confondus.

On aurait alors un boulevard pour avancer vers une réelle mise en œuvre d’une politique écologique, hisser la démocratie à la hauteur de l’Urgence, puisqu’on ne subirait plus l’opposition cruciale de ces partis immobilistes -en Belgique, n’ayons pas peur de les citer, du MR, de la NVA, de l’OpenVld, du CD&V, etc., de leurs électeurs, de nombreuses fédérations et syndicats sectoriels, de nombreux intérêts particuliers, souvent liés aux industries les plus écocidaires d’ailleurs. Evidemment, il resterait encore -et avec toute l’affection de celui qui aime donc châtie bien- à vaincre la lâcheté et le populisme socialistes -qui virent néanmoins écosocialistes- et la mollesse et la pusillanimité écologistes -qui virent néanmoins post- voire décroissants-, mais on n’observerait vraisemblablement plus le veto systématique des forces dites « libérales » -en réalité souvent réactionnaires, conservatrices, populistes voire fascistes- à tout progrès écologique au sens le plus général du terme… si donc on parvenait à une forme de majorité, puis d’hégémonie, culturelle et politique, on pourrait enfin formuler et obtenir un mandat démocratique pour des coalitions destinées à gouverner à la hauteur de l’Urgence, avec l’assentiment et surtout l’engagement de la population. A nouveau, les années Roosevelt montrent qu’une démocratie peut relever ce défi, même d’une accumulation d’urgences, par un alignement démocratique d’un gouvernement et d’un peuple.

Qu’est-ce qui a fait changer d’avis Jean-Luc Crucke et Bruno Colmant ? La sagesse, l’amitié, l’amour d’un enfant ou d’un conjoint, le raisonnement, l’humilité, l’indépendance d’esprit, la grandeur ? Nul ne le saura jamais vraiment, eux le savent peut-être. L’important est qu’ils rejoignent, avec leurs partisans toujours plus nombreux, socialistes, libéraux, humanistes, les rangs des écologistes, de ceux qui luttent depuis trop longtemps en vain pour que l’écologie ne soit plus une cause accessoire, l’affaire d’un seul parti, un déni de civilisation. Nous avons besoin d’un écolibéralisme, d’un écosocialisme, d’un écohumanisme, d’une écologie politique qui deviennent majoritaires, si pas hégémoniques, dans l’ensemble du champs politique. Et que les meilleurs gagnent les élections ! Ces personnalités inattendues qui s’emparent de la cause écologique sont des motifs d’espoir.


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