Surcharge informationnelle et IA vs intellectuel, lecture et écriture


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© Michel Royon / Wikimedia Commons


Face à la surcharge informationnelle déjà énorme et qui risque d’augmenter encore exponentiellement, face à l’impossibilité évidente d’absorber toute l’information disponible afin de produire la pensée la plus adéquate possible, capable d’éclairer l’éthique et en particulier de se hisser à la hauteur de l’Urgence en temps d’Anthropocène, face à l’émergence d’IA aux capacités de plus en plus impressionnantes, quel sens donner à l’engagement de l’intellectuel, à la lecture et à l’écriture ? Au sein de l’éthique générale, comprenant l’éthique de l’Existence et l’éthique de l’Engagement, que deviennent les chapitres consacrés aux intellectuels, à la lecture et à l’écriture ?

Avec l’Energie et la Matière, l’Information est bel et bien au cœur de la substance de l’Existence, de l’Univers, de la Vie. L’Information existe parce que l’Existence n’est pas le Néant sans aspérité, sans différenciation, sans séparation, et n’est pas non plus uniformément distribuée, n’étant que répétition du même, toujours identique. L’informatique réussit à coder l’information par une méthode binaire, en distinguant des 0 et des 1, parce que l’Information fait partie de et reflète le caractère différencié de l’Univers, l’existence de « grumeaux » dans la pâte universelle -les planètes, nous, les animaux, etc., autant de singularités spatiotemporelles-, qui se marque immédiatement par la distinction entre existence et néant, pour ensuite différencier toutes les catégories de l’Existence, de ce qui existe.

Toute éthique doit traiter la question de l’information et de la connaissance qu’elle permet, et donc être fondée sur une épistémologie, et donc sur une forme d’éthique de l’information.

On pourrait arguer que l’information a toujours été illimitée dans les faits, par rapport aux capacités limitées de l’être humain, et des sociétés humaines. Mais l’information et la connaissance nécessaires et suffisantes à l’établissement d’une éthique de l’Existence ou de l’Engagement ont apparemment crû exponentiellement, avec la croissance exponentielle de la complexité de la Condition humaine. Autrement dit, il était plus facile sans doute d’être un sage chasseur-cueilleur, de parvenir aux bonnes conclusions éthiques au paléolithique -si toutefois cette réflexion n’est pas en elle-même anachronique- qu’aujourd’hui être un sage citoyen du monde globalisé du XXIe siècle, confronté à l’Urgence.

Par ailleurs, deux autres phénomènes complexifient la question du lien entre l’information, la connaissance et l’éthique : la multiplication des médias de communication de l’information et le surgissement de l’intelligence artificielle.

Premièrement, la multiplication des médias de communication, depuis une tradition de transmission principalement orale et symbolique chez les peuples premiers, a évolué vers un monde où la saturation des canaux informationnels règne, en passant par la prédominance du support écrit durant l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, où apparurent la radio, la télévision et l’Internet. Aujourd’hui, la cacophonie est totale. Chacun, le moindre quidam, peut devenir, sans aucun filtre institutionnel, une source d’information capable de toucher des millions voire des milliards de personnes sur Terre, en ayant un accès relativement facile aux grandes plateformes mondiales des réseaux sociaux. On peut citer l’exemple de certaines vidéos vues des centaines de millions de fois sur Youtube ou de certains posts sur TikTok. Le nombre d’organisations émettrices d’information a aussi crû en flèche. N’importe quel groupuscule cryptique sans aucune existence formelle peut aujourd’hui créer une chaîne de radio, de télévision en ligne, un blog, une newsletter, un profil Instagram, Facebook, TikTok ou autre.

Les pouvoirs institutionnels et les corps intermédiaires deviennent incapables de gérer le flux de transmission entre des sources « autorisées » et le grand public. Tout le monde peut dire tout et n’importe quoi sur n’importe quel sujet via n’importe quel canal.

Dans ce contexte, la lecture et les livres, canaux de transmission historiques de l’information, de la connaissance, des idées, du pouvoir, au sein des élites gouvernantes depuis des millénaires, semblent peu à peu délaissés par une partie croissante de la population au profit du téléphone, de la radio, de la télévision, des réseaux sociaux. Tandis que les organes traditionnels de traitement de l’information que sont les institutions religieuses, les universités, les Etats, la presse, l’édition et les corps intermédiaires, n’ont plus un monopole incontestable de l’information qui a droit de cité.

Deuxièmement, l’intelligence artificielle démontre déjà depuis quelques années tout son potentiel disruptif dans le champs de l’information, de la connaissance et de la décision humaines, même après toutes les disruptions déjà vécues lors de l’émergence et du déploiement des technologies de la communication depuis la fin du XXe siècle. Déjà, les humains peuvent ne plus distinguer ce qui est produit par un autre être humain ou une intelligence artificielle. Déjà, la performance des IA dans le champs informationnel dépasse largement l’être humain, dans de nombreux domaines. Au point que de plus en plus de professions intellectuelles -comme les médecins, les avocats, les comptables, les journalistes- redoutent d’être remplacées bientôt par ces IA, après que les professions manuelles aient été remplacées par les robots.

Est-ce à dire que la lecture et l’écriture, et donc la fonction même de l’intellectuel traditionnel, sont de facto obsolètes ? L’intellectuel doit-il s’emparer des nouveaux médias de communication et de l’IA comme outils d’engagement ? Jusqu’à quel point et comment ? L’intellectuel est-il déjà obsolète ?

Cette question agite le spectre de l’obsolescence de l’être humain lui-même, qui serait infligée par ses créations techniques : machines, robots et IA. Un phénomène magistralement pressenti par le philosophe Günther Anders dans « L’Obsolescence de l’homme », publié en 1956. Mais nous traiterons de cet enjeu plus important ailleurs. Revenons aux intellectuels, à la lecture et aux livres. Sont-ils obsolètes ?

Au moment d’écrire un nouveau billet sur ce blog, sur un mot clef que je voulais explorer, je m’interrogeais. Et si l’intelligence artificielle, qui a connu de nouvelles percées récentes, était déjà capable de rédiger un meilleur billet que moi, à partir du moment où je lui donnerais ce mot clef ? Et si l’IA se débrouillait beaucoup mieux que moi pour gérer l’immense masse d’information disponible et la synthétiser dans un texte lisible ? A quoi bon alors perdre mon temps à rédiger moi-même un texte qu’une machine pourrait écrire à moindre coût, mieux et plus vite que moi ? Et si une machine rédige à moindre coût, mieux et plus vite que moi, à quoi bon même lire pour m’informer, réfléchir, et préparer la rédaction d’un texte de ma main ? A quoi bon « jouer à l’intellectuel » si une IA me surclasse totalement ?

A nouveau, revient comme un spectre têtu, l’idée de l’obsolescence de l’être humain. A quoi bon en effet « faire » ce que nous faisons si les machines le « font » mieux que nous ? Et si les machines venaient à faire mieux que nous tout ce que nous faisons, que ferions-nous encore ?