Commentaire n°2 : Macron, de Gaulle : sujet vs structures dans l’Histoire




Je viens de lire le dernier billet du philosophe Frédéric Lordon, au sujet des observateurs qui disent que « Macron est fou » et de leurs critiques qui estiment que « psychologiser, c’est dépolitiser ». Je voudrais partager un commentaire à ce sujet, étant donné les importantes leçons à en tirer pour l’écologie politique. En effet, faire de la politique, c’est adopter une théorie de l’Histoire, une théorie du changement, et faire des postulats sur le rôle des individus et des structures, même inconsciemment.

Comme Lordon je crois, je n’ai jamais été convaincu par deux métaphysiques selon moi invalidées par le Réel, l’individualisme et le structuralisme :

1) l’individualisme, c’est-à-dire la vision de l’être humain comme entité autonome, entièrement maître d’elle-même et du monde. On retrouve dans cette vision l’humanisme classique, transfiguré en modernité, puis en néolibéralisme, puis en transhumanisme. C’est le règne de la raison instrumentale et de l’individualisme méthodologique, démiurgique. On attribue à l’individu des pouvoirs qu’il n’aura jamais. Comme dans les films américains, on fait de l’individu un héros en puissance, qui peut tout changer et on cultive la mythologie des « superhéros ». De là la critique justifiée de l’écologie individualisante, atomisante, des « petits gestes », des « écogestes », des « colibris ».

Non, l’individu n’est pas responsable de changer directement le monde à lui tout seul et non, l’addition des gestes individuels ne provoquera jamais un changement d’ampleur collective, sociétale. Contrairement à ce que disait l’ancienne première ministre britannique, fondatrice du néolibéralisme, Margaret Tatcher -« there is nos such thing as society »-, je fais partie des gens qui répondent : si ! la société existe bel et bien. Il existe des effets émergeants de l’addition d’individus en interaction collective : le groupe est bien plus que la somme des parties. L’individu seul est faible, presque impuissant tandis qu’il aquiert une réelle puissance d’agir par l’entremise du collectif dont il fait partie. Ainsi, il faut cesser de compter sur le « consommateur » (indûment appelé « consom’acteur ») et plutôt miser sur le « Citoyen », non pas comme atome démocratique mais comme entité capable d’affecter et d’être affecté par le collectif, de se regrouper afin de s’organiser en parti, au sens large, capable de se coaliser pour former une majorité, au sens large, pour ensuite gouverner la démocratie. L’écologie politique ne peut ainsi qu’être républicaine (le Citoyen) et non libertaire (l’individu, le consommateur), si elle veut influer sur le cours de l’histoire.

2) le structuralisme, c’est-à-dire la vision de l’être humain entièrement -ou presque- déterminé par les structures. Le structuralisme pur étant la forme la plus excessive de cette vision structuraliste. Malheureusement, on retrouve souvent cette vision chez les tenants d’un matérialisme excessif, comme le marxisme et le communisme marxiste, où il semble que l’individu n’est plus rien qu’un rouage du système. A la limite, ce marxisme structuraliste essentialise le sujet : tu es objectivement et matériellement bourgeois donc condamné à penser ce que tu penses et donc incapable de « sortir de ton rôle », et donc tu ne peux pas prétendre penser, dire ou faire ceci ou cela de façon légitime, crédible, etc. Et on sent le retour de l’ostracisation et du bannissement cher à ce qu’on nomme l’extrême gauche.


Le structuralisme tend à enfermer les individus dans des petites cases, à refermer l’horizon des possibles, par excès de limitation, tandis que l’individualisme propose un champ des possibles totalement illusoire, illimitiste.

Non, je rejette ces deux visions extrémistes du Réel. Je me situe dans la ligne des philosophes Spinoza, Nietzsche, des existentialistes à la Camus (lui même refusait l’étiquette), d’Edgar Morin. On doit adopter un paradigme complexe de la théorie de l’Histoire et de l’engagement, on doit parler d’autonomie interdépendante, c’est-à-dire d’une autonomie soumise à toute une série de contraintes, de conditionnements, d’asservissements, d’aliénations mais jamais inexistante, même dans la pire des situations (prenons l’exemple extrême des évadés de camps de concentration ou de ceux qui y composaient de la poésie). On peut alors réhabiliter le sujet, l’individu humain, sans méconnaître ses déterminations, reconnaître que la marge de manœuvre de l’individu n’est jamais nulle, parfois ou plutôt souvent infime, mais parfois énorme, en fonction de l’espace-temps et de l’état instantané des structures. Il y a des opportunités, des marges, des niches, des déviations qui deviennent bifurcations, des effets de seuil, etc. Parfois, même si cela semble peu fréquent, certains individus changent le cours de l’Histoire.

En fait, la plupart du temps, les individus reproduisent l’existant mais s’ils décidaient de ne plus faire, l’existant s’effondrerait et d’autres possibles émergeraient. Néanmoins, cela nécessite des coalitions de forces suffisantes pour que les déviations individuelles se transforment en mouvements collectifs. Et donc la théorie spinozienne des affects, la psychologie du sujet, l’ethos, sont des notions importantes qui complexifient la question de la relation entre l’individu et les structures. Comme le dit Lordon, certaines structures sélectionnent certains profils psychologiques tandis que certains profils psychologiques choisissent d’investir certaines structures. L’adéquation n’était jamais parfaite, l’individu peut faire dévier la structure et inversement. En évoquant l’habitus du sociologue Bourdieu, Lordon explique aussi que certains concepts permettent de faire l’interface d’entre-détermination entre la structure et l’individu.

Ainsi, la « complexion » (mot qu’utilise Lordon) du Général de Gaulle fait de lui un sujet de l’Histoire le 18 juin 1940, lors de son discours de Londres, même si personne ne l’écoute vraiment. A ce moment, les pinces de l’étau de l’Histoire sont desserrées, les structures sont effondrées. Alors que tout semble impossible, tout devient en réalité possible, même si on ne le sait qu’a posteriori. Le sujet déviant par une infime déviance, peut générer un effet papillon qui change le cours de l’Histoire, qui provoque une bifurcation, par agglomération de forces alliées à la déviance. On peut parler de tous ceux qui rejoignent de Gaulle à Londres alors que le continent est sous la coupe des dictatures, notamment le gouvernement belge en exil -j’ai appris récemment qu’il est un des premiers à reconnaître de Gaulle, etc. A ce moment, le poids des événements rend leurs chances de succès nulles mais le cours de la guerre inverse le rapport des probabilités et on découvre ultérieurement que leurs actions individuelles ont été déterminantes dans la bifurcation.

Ainsi l’ancien président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev, pourtant sélectionné par la structure de l’Union soviétique, se révèle un véritable déviant, à cause de sa complexion individuelle, et provoque des déviations qui finissent par entériner l’effondrement de cet empire.

Et qui aurait cru qu’un petit prophète comme des centaines d’autres à l’époque, Jésus, serait à l’origine d’une des plus anciennes institutions du monde, l’Eglise ?


Donc je rejoins à 100% Lordon, le penseur de gauche parmi les plus fins que je connaisse, grâce à son étude des affects de Spinoza : tenons compte des structures mais sortons de l’explication circulaire. Comme il le dit : s’il n’y a que les structures, comment expliquer le changement observé et comment proposer une théorie normative du changement dans l’histoire, qui donne le moindre espoir aux individus, aux sujets ?

Il me semble que des individus déterminés à penser que les individus sont tout (colibristes des écogestes) ou que les structures sont tout (matérialistes déterministes, marxistes) sont malheureusement perdus pour la cause dans le monde réel.

Tenons compte des structures oui mais intégrons le phénomène de déviation, de déviance, de déviant, donc le rôle du sujet dans l’Histoire. Seule une vision dialogique à la Morin, complexe, systémique, peut rendre compte à la fois des énormes contraintes, des déterminations des structures ET des marges de manœuvre, du libre arbitre, des opportunités, de l’ethos ou habitus des individus, des sujets.

Alors on peut concevoir la condition humaine et ce que je pense son idéal : l’autonomie interdépendante. Car plus il y a d’individus qui prennent conscience que « décider de ne plus servir, c’est être libre » (La Boétie), qui prennent conscience de leur puissance d’agir individuelle et collective en tant que Citoyen, de la puissance d’agir publique (le tout plus que la somme des parties), de la contingence quasi-totale de l’existant et des structures, plus la société devient radicalement autonome dans son ensemble, plus le changement désiré devient possible, et plus le monde pourrait devenir meilleur.


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