Commentaire n°3 : énergie, décroissance, écologie





Je voudrais rebondir sur cet article de la RTBF qui évoque une étude réalisée par le groupe de réflexion environnemental britannique Ember :
‘C’est le début de la fin de l’âge fossile’ : l’électricité décarbonée va-t-elle prochainement prendre le dessus sur l’électricité fossile ? – rtbf.be

On y trouve une bonne synthèse de l’évolution de l’usage des combustibles fossiles, des énergies renouvelables et des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial.

Cela me permet d’évoquer ma pensée au sujet du rôle de la technologie dans la transition écologique, de la décroissance et de la stratégie politique des écologistes. Selon moi :
 

  • A cause de son faible rôle dans la production d’énergie totale au niveau mondial et de sa faible capacité d’extension à court, moyen et long terme, le nucléaire est un problème secondaire pour résoudre le problème énergétique mondial. Seule une part minoritaire de l’énergie totale, l’énergie électrique, est produite principalement par le nucléaire, et ce, dans certains pays seulement. Dans la majeure partie du monde, le nucléaire n’assure même pas l’essentiel de la production électrique. Et même si l’électricité devenait le vecteur d’énergie principal, le nucléaire ne pourrait pas répondre aux besoins actuels, surtout s’ils restent en croissance. Or la transition énergétique implique d’augmenter quasiment à 100% la part du vecteur électrique dans le système énergétique…

  • Le nucléaire existant semble néanmoins un élément de résilience sans doute indispensable pour accompagner la transition énergétique -au point où nous en sommes malheureusement-. Il permet d’assurer une production relativement stable pendant la transition vers les énergies renouvelables et de parer aux chocs inévitables des années à venir sur les énergies fossiles. Un pays qui aurait un ou deux réacteurs avec un stock de combustible pourrait alimenter ses hôpitaux et ses services de sécurité nationale en cas de coup dur. Mais le même argument vaut pour les énergies renouvelables : ça permettrait d’alimenter au minimum les services vitaux, en cas de rupture sur le fossile. Si les énergies renouvelables deviennent moins chères et moins dangereuses à exploiter et à installer et à démonter (ce qui est le cas), l’argument en faveur du rôle d’amortisseur pour le nucléaire existant s’affaiblit proportionnellement voire devient caduc.

  • Faute de pouvoir résoudre le problème énergétique mondial, le débat sur le nucléaire permet en tout cas d’enfumer politiquement tout débat sérieux sur l’énergie. Les écologistes technocritiques jouent en défense contre une droite technophile qui se déchaîne, et on n’avance pas d’un pouce dans la résolution du problème… Le nucléaire, malgré l’ancienneté de certains réacteurs, est en effet un totem de la technophilie, c’est indiscutable.

  • Le problème premier n’est en fait ni le nucléaire, ni les énergies renouvelables, ni les technologies d’efficience énergétique -l’offre d’énergie- mais bien la taille du métabolisme -matériel, énergétique et informationnel- de l’économie mondialisée -la demande d’énergie. Ce métabolisme mondialisé est bien trop gros pour être supporté par le métabolisme de la Biosphère. Le système Biosphère ne peut pas supporter nos extractions en input, nos activités de production et de consommation, et nos déchets-pollutions en output. Parce que notre métabolisme économique est trop rapide/intensif en matière, énergie et information. Nous sommes en dépassement, ce qui provoque la destruction de l’habitabilité planétaire pour la vie, ainsi que l’espèce humaine, avec de plus en plus d’effondrements à échelles multiples. Donc la conclusion est assez simple : pour respecter les limites planétaires, pour atteindre la soutenabilité, pour garantir l’habitabilité de la Terre, nous n’avons le choix que de réduire le métabolisme économique, l’emprise humaine sur la planète et ses cycles (eau, carbone, phosphore, azote, etc.) et les écosystèmes. Tout conclut donc à -roulements de tambours- : la DECROISSANCE.

  • Mais… un petite minute ! Certains n’aiment pas la décroissance. Ils estiment qu’elle n’est pas désirable, qu’elle est « impossible politiquement » ou simplement qu’elle n’est pas nécessaire, car « la technologie peut, doit et va nous sauver » (« peut, doit, et va » -notons le triple pari…). Mais ceux qui rejettent la décroissance doivent alors démontrer que les technologies peuvent produire la matière, l’énergie et l’information suffisantes pour le métabolisme actuel, voire sa croissance supplémentaire (car la plupart du temps, les mêmes sont croissantistes) SANS détruire encore plus la biosphère. On appelle ça le DECOUPLAGE ABSOLU (découplage croissance économique / empreinte écologique, ou plus de PIB et moins d’empreinte). Un découplage RELATIF est insuffisant en effet pour résoudre notre problème (l’empreinte augmente alors moins mais augmente quand même, or nous sommes déjà en dépassement des limites planétaires). Ceux qui pensent comme cela sont parfois nommés « techno-optimistes ». Ils croient que « la technologie doit, peut et va nous sauver ».

  • Les plus extrémistes, appelons-les « techno-utopistes », vont plus loin : il faut appuyer sur le champignon, il faut accélérer ! La croissance est indispensable pour déployer les technologies qui, seules, doivent nous sauver. Croissance et technologie versus décroissance ? Ce n’est pas si simple. Sur papier, en toute logique, on ne peut pas prouver que les croissantistes et techno-optimistes ont tort a priori. Impossible en toute logique de prouver l’inexistence d’une occurrence future possible. Puisqu’on parle du futur et que c’est physiquement possible d’imaginer certaines technologies comme la fusion nucléaire, le logicien doit admettre que rien ne démontre définitivement l’impossibilité des scénarios techno-optimistes et techno-utopistes. Mais ce qu’ils ne disent pas, d’une part c’est que TOUTES les données empiriques indiquent que cette foi dans la technologie et la croissance n’est pas fondée scientifiquement, et d’autre part, que c’est un PARI inacceptable de tout miser sur cette technologie et cette croissance. Si ça échoue, cela signifie que le dépassement des limites planétaires va s’aggraver, que les effondrements déjà en cours vont s’accélérer et au final, que l’Humanité est foutue… Ce pari n’est donc pas acceptable pour qui a une compréhension basique de la notion de pari éthique, des possibilités économiques et technologiques, et des données empiriques scientifiques.

  • Allons alors directement au graal des techno-optimistes et utopistes : la fusion nucléaire. Il s’agit de la réaction de production d’énergie qui se déroule naturellement au cœur des étoiles, comme le soleil. Cette réaction physico-chimique est capable de produire une énergie relativement propre et virtuellement illimitée au regard de la société humaine, même dans des scénarios de croissance économique démesurés.

  • Le problème mineur mais rédhibitoire est qu’elle ne sera pas prête en temps utile pour répondre à l’Urgence (maintenant, pas dans 50 ans). Si l’Humanité s’effondre avant de disposer de la fusion nucléaire, est-ce raisonnable d’y investir tous nos espoirs ? Ne disposons pas de solutions plus crédibles et opérationnelles à court et moyen terme ?

  • Mais le vrai problème fondamental est : que ferions nous de différent avec une énergie « propre » virtuellement « illimitée » ? Sachant qu’on peut raser la forêt amazonienne avec un bulldozer électrique alimenté par de l’électricité produite par la fusion nucléaire (pas dans le tracteur hein… via la recharge des batteries…), j’ai quelques doutes.

  • Je pense sincèrement que nous ne ferons rien de différent et qu’en réalité, une énergie virtuellement illimitée va ACCELERER le métabolisme économique mondial et donc l’effondrement déjà en cours, vu notre système économique « illimitiste » (capitalisme, croissance, néolibéralisme, transhumanisme…).

  • Donc la phrase « la technologie va nous sauver » est selon moi fausse. Par contre la bonne phrase est selon moi « la technologie va nous sauver APRES que nous ayons institué la LIMITE et donc la DECROISSANCE ». J’ajoute que la technologie dont il sera question aura plus à voir avec les low techs, la permaculture, et oui un peu de nucléaire, beaucoup d’ER et peut-être un jour la fusion nucléaire… mais seulement APRES que nous ayons appris à réduire la taille de notre économie et donc de nos désirs illimités… abusivement nommés « besoins ».

  • La question est donc pour moi philosophique et politique avant d’être technologique… Pour le moment, les ER s’additionnent aux fossiles pour augmenter encore la taille du système… Dans une civilisation qui refuse la limite, la fusion nucléaire risquerait bien de s’additionner aux ER, au nucléaire, au fossile. En outre, par effet indirect, la fusion nucléaire risque d’être l’énergie des riches tandis que les pauvres se jetteraient sur les fossiles restants… à prix réduit puisque négligés par les riches.

  • Le problème politique est donc : comment convaincre la majorité des occidentaux (ceux qui profitent de l’économie mondialisée en exploitant le reste du monde et en détruisant la biosphère), de voter pour des partis qui mettront en place la décroissance ? Je considère que ce problème n’a pas nécessairement une solution… Si la décroissance est effectivement la seule voie possible pour combiner prospérité humaine et respect des limites planétaires, la seule voie possible pour éviter les effondrements, mais qu’elle demeure désespérément « impossible politiquement », alors l’Humanité est condamnée. On voit ici qu’à un pari technologique répond un pari politique. Les techno-optimistes pourraient nous répondre : « comment pouvez-vous confier le sort de l’Humanité à un pari politique ? Pour nous, la technologie est beaucoup plus sûre ! » Je suis convaincu que les faits empiriques indiquent que le dilemme n’est pas symétrique : la décroissance est beaucoup plus crédible que le salut technologique. Le pari économique de la technologie est donc selon moi beaucoup moins fondé -je pense en fait qu’il est infondé- que la pari politique et scientifique de la décroissance.

  • En continuant à croire indûment que « la décroissance est politiquement impossible », il est vraisemblable que les occidentaux vont continuer sur la voie de la croissance et de la technologie, et que -vu qu’il s’agit d’une impasse- ça va s’effondrer de plus en plus partout dans le monde… tandis que les occidentaux (les plus riches d’entre eux du moins) vont mettre en place des systèmes de survie de plus en plus élaborés pour supporter les catastrophes écologiques (à commencer par la climatisation, au besoin alimentée par énergie fossile…). C’est le scénario qui me semble le plus probable.

  • Faudrait-il « espérer » des catastrophes climatiques « suffisamment mortelles » en occident pour provoquer un choc de conscience et un basculement électoral massif ? On parle, chez les observateurs de ces questions, d’effet « Pearl Harbor ». Cet « effet » fait référence au choc politique qu’a causé l’attaque japonaise sur la flotte américaine en 1941, ce qui a « permis » au président Franklin Roosevelt de déclarer la guerre alors que sa population était majoritairement isolationniste et pacifiste. Ce qui était vu comme « impossible » fut soudainement vu comme « possible, nécessaire, souhaitable » en moins de 24 heures.

  • Voilà donc mon mince espoir : la stratégie du choc… cette fois non pas pour déployer le néolibéralisme comme ce fut le cas dans le passé mais pour déployer l’écologie politique. La décroissance, vue comme projet politique « impossible » devra devenir « possible, nécessaire, souhaitable », et ce, le plus rapidement possible.

  • Existe-t-il des moyens de préparer le terrain ? Oui. Roosevelt était convaincu que la guerre était inévitable entre les dictatures et les démocraties. Il a donc « préparé le terrain », matériellement -en fournissant des armes, des munitions par le développement de l’industrie de guerre- et psychologiquement, en éveillant progressivement la conscience de ses électeurs à l’inéluctabilité de la guerre.

  • La pandémie nous a également offert une magistrale démonstration du basculement de la catégorie de l’impossible vers le possible, parfois en moins de 24 heures également. Il était impossible de clouer au sol l’aviation pour sauver le climat, on l’a pourtant fait pour éviter des milliers de morts du virus. Bien qu’il n’y avait aucune stratégie sérieuse, les chocs ont provoqué des ruptures du continuum des possibles, ouvrant des boulevards pour des mesures jugées auparavant impossibles. Je précise ici que je n’apprécie aucunement la suspension des libertés civiles mais qu’il n’est pas non plus réaliste d’imaginer une transition écologique sans l’exercice de la moindre contrainte démocratique légitime, ne serait-ce que par l’entremise de la loi (normes d’isolation, interdiction des jets privés, des moteurs thermiques, etc.).

  • Cela fournit des indications sur ce que pourrait être la stratégie des écologistes lucides : comprendre que la décroissance est inéluctable, qu’elle soit choisie politiquement ou subie par effondrement, qu’elle est nécessaire, possible et souhaitable d’un point de vue politique. Mais que cette conviction doit être construire le plus vite possible, en espérant que des chocs écologiques successifs achèvent de convaincre la majorité de l’opinion publique occidentale. C’est donc à un grand mouvement de la fenêtre d’Overton que l’écologie politique devrait consacrer l’essentiel de ses forces, de sa vision, de sa stratégie.

  • En attendant, l’écologie politique peut certes occuper le pouvoir mais, faute d’une fenêtre d’Overton suffisamment déplacée pour accueillir les vraies solutions au problème de la soutenabilité, elle se retrouve réduite de facto à essayer de sauver les meubles, de réduire autant que possible l’aggravation des dégâts de l’économie mondialisée.

  • Faute de prospective stratégique sur ces développements et ces chocs quasi certains dans les années à venir, nous risquons donc de nous retrouver dans la même situation que pour la pandémie, à déclarer l’état d’urgence petit u au lieu de pouvoir déclarer l’Etat d’Urgence grand U. C’est le propos principal de mon ouvrage à ce sujet.

Photo par Jérémy-Günther-Heinz Jähnick — Travail personnel, GFDL 1.2, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16875340


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