Commentaire n°29 : le phénomène « Timothée Parrique »


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Le « phénomène Timothée Parrique » doit être analysé par toute personne qui pense que le courant d’idées appelé « décroissance » est fondamental pour faire bifurquer notre société (la Métamorphose).

Il est en effet remarquable d’observer l’émergence de cette personnalité en si peu de temps, le nombre de téléchargements de sa thèse, puis les ventes de son livre, puis l’audience de ses conférences et interventions, puis le nombre de vues sur les plateformes des réseaux sociaux. Son aura médiatique n’est peut-être pas celle de Greta Thunberg ni de Jean-Marc Jancovici mais elle est significative, surtout dans les milieux écologistes et économiques.

Je suis moi-même essayiste et j’ai eu l’opportunité de relire le manuscrit de Timothée Parrique, à sa demande, que je remercie au passage pour son gigantesque travail de vulgarisation sur la décroissance. Un de mes meilleurs amis et camarade de pensée, Laurent Lievens a publié sa thèse sur la décroissance en 2015, soit bien avant la thèse de Timothée Parrique. Les spécialistes de la décroissance, académiques ou amateurs, savent très bien que ce n’est pas Parrique qui l’a inventée -ce qu’il ne prétend pas bien sûr- et qu’il y a nombre de précurseurs illustres mais … méconnus, ou oubliés, ou ignorés actuellement. Serge Latouche, Paul Ariès, Georgescu-Roegen, Ivan Illich, Rob Hopkins, Pierre Rabhi, etc. Nous savons aussi très bien que d’autres que Parrique, ont récemment produit des travaux remarquables sur le sujet et ont agi en vue de les vulgariser, sans acquérir son aura médiatique.

Timothée Parrique a bien voulu lire mon propre essai, qui est loin d’avoir eu le même retentissement, avant de terminer son livre. Au travers de tous les échanges que j’ai eu avec lui, il ne m’a jamais paru arrogant mais plutôt très sympathique ! Alors que penser et que dire ? D’abord que le succès attire la jalousie, surtout chez les personnes au profil proche de celui de Parrique, à cause du désir mimétique bien analysé par le philosophe Spinoza. Il est donc impératif, parmi les critiques « alliées », de cerner celles qui sont bienveillantes de celles qui sont malveillantes, même inconsciemment. Ensuite, il faut toujours garder son esprit critique sur la personne, le message, et sa réception par l’audience médiatique. Pourquoi cette personne-là a-t-elle autant de succès ? Pourquoi ce message-là a-t-il autant de succès ? Pourquoi les médias dominants (ceux de la mégamachine) et les institutions de recherche et d’enseignement (y compris néolibérales et classiques au niveau des théories économiques) lui prêtent l’oreille ? Pourquoi une telle audience ? Il faut se poser ces questions, chez ceux qui sympathisent avec l’intention générale du mouvement de la décroissance, pour pouvoir juger si cela est bon ou pas, ce « phénomène Parrique ».

On doit se poser cette question d’autant plus qu’on a le sentiment très clair que Timothée Parrique réussit là où nombre d’autres penseurs et activistes décroissants ont lamentablement échoué. Je me souviens avoir un jour pris contact avec les Objecteurs de croissance francophones pour me faire rabrouer parce que vraisemblablement, je n’étais pas « assez pur » pour eux. Voilà comment des crypto-chapelles tuent tout désir pour la décroissance chez les jeunes et les moins jeunes. Bien sûr, Rabhi, Latouche et Ariès avaient une audience francophone significative. Mais on sent aujourd’hui qu’on pourrait dépasser ces pics médiatiques sur la décroissance dans l’espace du débat public (il y en a eu plusieurs, j’ai d’ailleurs omis de citer Tim Jackson et Kate Raworth qui ont parlé de décroissance directement ou indirectement). On a eu le début des années 2000, 2007, et puis on sent un regain à nouveau depuis 2 ou 3 ans.

Sur la personne, d’abord : il est jeune, il est beau, il sent le sable chaud ! Il est charismatique, il parle avec une facilité déconcertante, c’est un performer sur scène, il a une maîtrise très forte de la rhétorique. Il y a une combinaison rare du penseur, du vulgarisateur et du communicateur. Avec aussi une intelligence stratégique et tactique dans l’argumentation. Je suis désolé mais nombre de ses prédécesseurs et contemporains ne lui arrivent pas à la cheville dans ces qualités-là. Peut-être y a-t-il eu des penseurs plus profonds et disruptifs (je pense à Castoriadis et Morin, qui complexifie en dialogique croissance-décroissance), mais en vulgarisation, rien à faire, Parrique est au top niveau. Et il n’aura peut-être plus un tel succès de foule à 50 ans (notre société favorise le jeunisme), mais il aura alors acquis encore plus de profondeur et de disruption, j’en fais le pari(que).

Sur le message, ensuite : je trouve qu’il y a aussi un effort de systématisation pédagogique et conceptuelle qui est remarquable, et qui n’a pas nécessairement été fait par les prédécesseurs, plus touffus et plus pointus. L’histoire retient souvent le nom des grands pédagogues qui savent trouver les bonnes formules, les combiner par 3 ou 5 ou 10 points, qui savent dessiner des schémas puissants (je pense au donut de Raworth qui combine tous ces points). C’est toujours au détriment de la complexité des choses mais la transmission d’un message est à ce prix. Et Parrique est prêt à le payer. Il a un don génial dans l’analogie, la comparaison, la métaphore qui est indéniable. Dans un langage accessible, il vulgarise la décroissance auprès d’un large public.

Enfin, on ne peut attribuer au messager et au message tout le succès du phénomène, malgré leurs qualités. Il faut aussi examiner la situation : l’audience, l’époque, l’actualité. Et je crois que de nombreuses forces émergent en même temps pour expliquer le phénomène Parrique, comme elles peuvent expliquer le phénomène Greta Thunberg. Nous avons un alignement d’étoiles scientifiques, activistes, politiques, d’actualité, qui favorisent sans doute une ré-émergence de l’idée de décroissance. L’audience a soif d’autres pensées car elle constate tous les jours l’impasse totale de notre société capitaliste, croissantiste, consumériste, écocidaire. La décroissance explore depuis très longtemps des voies alternatives, en ayant été précurseuse sur les constats. Il n’y a pas qu’elle, il y a aussi le marxisme, l’écosocialisme, l’anarchisme, etc. Mais la décroissance garde encore une aura très positive. Elle n’a en fait jamais été mise en œuvre à grande échelle dans l’histoire.

Dans le monde, il y a de nombreux jeunes penseurs qui désormais sont prêts à faire le nécessaire, y compris le combat rhétorique et médiatique, pour rendre à la décroissance le crédit qu’elle mérite. Je pense à Kohei Saito qui a écrit des essais pour défendre un marxisme décroissant. Je pense à Vinz Kanté qui fait un travail journalistique remarquable avec son média Limit. Je pense à l’équipe de penseurs autour de Giorgos Kallis de l’université de Barcelone qui œuvre sur la décroissance. Je pense à l’anthropologue Jason Hickel, une superstar de la décroissance et de l’écosocialisme dans le monde anglo-saxon. On a des masses critiques qui se forment, au point d’avoir pu organiser de grosses conférences « post growth » dans l’enceinte du parlement européen. Voilà, la décroissance a le vent en poupe et le voilier Parrique a sorti la grand voile.

Les partisans de la décroissance savent à quel point la Mégamachine coopte toutes les déviances qui veulent la renvoyer au passé. Les décroissants redoutent comme la peste le sort qu’a vécu le développement durable, celui de Coca Cola, d’Unilever, de TotalEnergies. Jusqu’à présent, le système n’a jamais réussi à récupérer le mot et le courant d’idées de la décroissance. Est-ce parce que cette idée est fondamentalement en rupture avec ce système ? Quand nous observons le parcours de Timothée Parrique, nous sommes heureux de son succès mais nous sommes inquiets qu’il soit récupéré et coopté par le système, au point d’accoucher d’une version greenwashée de la décroissance. Après avoir fréquenté Timothée et suivi son parcours, je doute qu’il tombe facilement dans ce piège-là.

Je ne peux que lui souhaiter bon vent et de traverser l’océan pour aborder de nouveaux rivages car son parcours doit éveiller tous ceux qui veulent qu’on tente la décroissance pour éviter l’écocide. Inspirons-nous de son intelligence communicationnelle parfaitement adaptée aux médias contemporains. Plus nous serons nombreux, dans nos profils individuels, nos messages et nos audiences, à la défendre et la promouvoir, plus la décroissance aura un jour une chance de devenir la politique d’un grand nombre de pays. Il est en effet possible -je ne suis pas loin d’en être convaincu- que la décroissance soit, au stade actuel, la SEULE politique viable sur cette petite planète que nous nommons la Terre.


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