Journal d’un misanthrope anonyme – Entrée n°1 – Incipit


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Om dat de werelt is soe ongetru / Daer om gha ic in den ru
(Parce que le monde est si perfide, j’entre en deuil)

Pieter Brueghel l’Ancien




J’ai un immonde secret à vous avouer.
Je suis un horrible misanthrope.
Je hais les humains et je hais l’humanité.

Oui, je sais, ce n’est pas très convenable.
Encore moins de l’avouer.
Mais soyons honnêtes, combien sommes-nous à détester secrètement ou publiquement nos congénères ?

J’ai appris qu’il fallait aimer son prochain. Je l’exècre.

J’ai appris qu’il fallait l’aimer comme soi-même. Je m’exècre.

En cela, je suis cohérent, je déteste l’autre comme moi-même.

Ma misanthropie est universelle donc cohérente ; je m’y inclus.

Je hais mon prochain comme moi-même.

Que signifie « haïr le genre humain » ? Cela signifie-t-il quoi que ce soit ?

Étouffé par l’émotion, des larmes de rage et de désespoir coulent de mes yeux rougis d’épuisement. Je peine à raisonner, à penser, à définir.

Je suis dévoré par le côté obscur, la haine, l’aversion, le rejet. Je ne suis plus qu’une sphère de plutonium proche de la masse critique. C’est un sentiment obscur, diffus, confus mais profond.

Ce dont je suis certain : j’éprouve incompréhension, exaspération, aversion, dégoût, horreur, rancœur, colère, déception, amertume, rage, haine envers l’espèce humaine.

Ce sentiment me donne envie de gueuler, de tout casser, de tabasser des inconnus, de fracasser l’humanité toute entière, de déclencher le feu nucléaire pour en finir une fois pour toutes.

Je ne supporte plus les gens.

Ceux qui conduisent trop vite, ceux qui vous collent dans les files au magasin, ceux qui beuglent la nuit dans la rue, ceux qui laissent chier leur chien sur votre trottoir, ceux qui fraudent le fisc, ceux qui prennent un jet privé pour un saut de puce, ceux qui se prélassent sur des yachts pendant que d’autres crèvent de faim, ceux qui rasent des forêts avec des bulldozers et enferment des animaux dans des cages.

Je suis exaspéré.

Humains, je vous hais, tous autant que vous êtes !

Et comme vous êtes de plus en plus nombreux, j’ai de plus en plus de raisons de vous détester. Vous pullulez comme d’immondes vermines sur cette petite planète pour laquelle vous n’avez aucun respect. Partout où vous allez, vous ravagez tout ce qui est beau.

Vous vous accumulez dans des termitières gigantesques et écœurantes, écrasées sous votre puanteur.

Vous êtes la pire malédiction qui ait jamais frappé la vie sur Terre. Un virus, une gangrène, un cancer métastatique incurable.

Tout ce que vous touchez se fane, se corrompt, pourrit, meurt.

Humains, vous me répugnez.

Vous et vos corps dégueulasses, pleins de pus, de glaire et de vomis, plein de merde et de pisse, plein de désirs vulgaires, de croyances stupides et de rêves idiots.

Votre vulgarité et votre bestialité sont incommensurables.



Humains, je vous méprise.

Votre culte de la médiocrité anéantit toute possibilité de grandeur.

Vous ricanez tels des pourceaux en vous roulant avec plaisir dans la fange.

Vous êtes fiers de votre nullité.

Vous êtes bouffis par l’orgueil supérieur de vous savoir inférieurs.

Vous célébrez la banalité.

Vous n’êtes rien.

Humains, je vous vomis.

Humain, je me vomis.

*

Cela n’a pas toujours été.

J’ai cru en l’humanité. Disons jusqu’à l’âge de 11 ans.

Encore qu’avant 6 ans on ne peut pas dire que je croyais en quoi que ce soit ; j’étais trop jeune pour croire ; ou seulement pour croire en quelques idées simples, comme l’amour de mes parents, ou que Saint-Nicolas existait vraiment.

Donc, tout compte fait, j’ai cru pendant 5 ans en l’humanité.

Pendant 5 ans, j’ai cru que les humains étaient beaux et bons, que l’humanité était belle et bonne, que j’étais moi-même beau et bon. La plupart des gens autour de moi -mes parents, mes frères et sœurs, mes grands-parents, mes cousins, mes tantes et oncles, mes institutrices et instituteurs, mes copains d’école- m’aimaient et étaient aimables.

La vie était heureuse, la vie était facile, la vie était belle. Un sentiment de sereine éternité régnait et, si j’avais eu conscience de sa fragilité, j’aurais voulu qu’il dure mille ans, qu’il dure toujours, à jamais. Les arbres, les oiseaux, mes jouets, mes rêves, mes proches, dansaient au rythme joyeux des chansons d’enfant dans un perpétuel soleil d’été.

Peut-être alors ressentais-je ce que l’écrivain Romain Rolland décrit comme le « sentiment océanique », ce sentiment de ne faire qu’un avec l’univers, en toute plénitude. Comme si j’étais un atome mis en vibration par les notes de musique au beau milieu d’un orchestre symphonique, comme si j’étais la musique elle-même, comme si j’émettais et recevais en même temps la vibration cosmique, à l’unisson.

Je rêvais les yeux ouverts.

La vie s’écoulait tel un long fleuve tranquille car je n’avais pas conscience de sa source et de son embouchure ni de la dangerosité des rives ni des rapides, des gorges et des chutes fracassantes.

Il n’y avait ni passé ni futur ni présent. La notion du temps m’était étrangère.

J’étais là et je vivais l’instant éternel. Une musique contemplative -était-ce un chœur grégorien, arabe ou mongol ?- répandait ses bienfaits sur mon âme apaisée.

Tout était harmonie.

Puis je fus chassé du jardin d’Éden.

Je croquai la pomme de la connaissance, le fruit défendu, et l’amertume envahit ma bouche.

Abel, je fus frappé par Caïn.

Je fis la connaissance du Mal.

Je découvris la nature réelle de l’humanité.

La guerre, la torture, le génocide, le mensonge, le vol, le mépris.

Je découvris que Saint-Nicolas n’existait pas.

*


Est-ce l’humanité ou la vie que je hais ? Ne serait-ce pas plutôt l’existence dans laquelle on m’a jeté de force ?

Comment ne pas constater que ce sac d’os et de boyaux ne me demande pas mon avis pour continuer à vivre. Mon cœur bat, mes poumons respirent, mon sang circule, mon estomac et mes intestins digèrent, mes cellules se régénèrent, mon cerveau crée des connexion neuronales sans que je leur ai demandé quoi que ce soit.

Je ne peux même pas décider d’arrêter cette machine infâme. Son mode automatique est « vivre ». Il faut se résoudre aux pires extrémités pour en finir avec elle, et avec l’existence.

Bien sûr, comme l’immense majorité de mes contemporains, qui arrachent avec un petit couteau la mousse entre les pavés du trottoir, je suis, avant d’être misanthrope, biophobe.

J’ai peur de la vie et du vivant.

J’ai peur de mon corps.

Et il y a de quoi ! Ce n’est pas la mort mais la vie qui est aveugle. Les vivants se dévorent entre eux. Virus, bactéries, champignons, parasites, prédateurs, accidents, vieillesse, maladie, catastrophes naturelles, autres humains, tout l’univers se ligue en permanence pour nous détruire.

L’adversité est omniprésente.

De la naissance à la mort, nous ne faisons que lutter pour maintenir, un bref instant, le fonctionnement de notre métabolisme. Juste le temps de nous reproduire et de mener nos rejetons au stade de la reproduction.

Ensuite, rideau !

Nous tirons notre révérence et bientôt, nous sombrons dans l’oubli de la mémoire des hommes. Nés de la poussière, nous retournons à la poussière.

Être misanthrope c’est aussi profiter de certains plaisirs inavouables.

C’est dire merci en pensant « pauvre conne ».

C’est faire un sourire en pensant « espèce de con ».

C’est regarder attentivement un con faire une connerie, avec un seau de pop corn comme au cinéma.

C’est ouvrir son journal en pensant « quelle connerie l’humanité a-t-elle imaginé aujourd’hui ? »

C’est être un prospectiviste prophétique en pronostiquant toujours le pire.

C’est s’enrichir en spéculant sur la bêtise et le mal.

C’est se rassurer dans ses calculs stratégiques en considérant que nos adversaires vont tenter de nous nuire, exactement comme nous l’avions prévu.

C’est constater sans surprise que tout ce qui pouvait mal se passer va mal se passer, que les humains vont continuer à se conduire en idiots, à s’entretuer, à tout détruire, à provoquer leur propre effondrement et, plus tôt que tard, finir par s’éteindre.
Être misanthrope procure de nombreuses joies interdites.

Enfin, le silence se fera.

Enfin, cette espèce malfaisante et répugnante, cette espèce invasive ne sera plus.

Enfin, les espèces dites « inférieures » pourront reprendre le cours paisible de leur existence, sur cette planète.

Enfin, la vie se redéployera dans l’allégresse, débarrassée de son pire parasite.

*


Au fond, à y bien réfléchir, je pense que vous tous qui n’êtes pas moi, êtes plus misanthropes que moi.

Jamais au grand jamais, si vous aimiez l’humanité, vous ne lui infligeriez votre personne, votre bêtise, votre lâcheté, votre malfaisance, votre société écocidaire.

Si vous aimiez l’humanité, vous seriez des milliards dehors à vous révolter, à emprisonner les tyrans, à dénoncer les exploiteurs, à éduquer les idiots, à démonter les routes et les immeubles, à faire exploser les puits de pétrole et les les mines de charbon, à désarmer les bombes nucléaires, les porte-avions et les chars, à renvoyer chez eux les politiciens et à crever les pneus de toutes les voitures.

Au fond, à y bien réfléchir, vu votre comportement, je pense que vous vous détestez et que vous haïssez l’humanité.

C’est vous qui êtes misanthropes. Pas moi.

Au fond, je me demande parfois si ma misanthropie n’est pas le plus haut témoignage de ma philanthropie.

Ce que je hais, ce n’est pas l’humanité, c’est vous, qui la souillez.

Mais je sais que je ne suis pas si différent de vous.

Alors comme je dois m’aimer, je vous aime quand même parfois.

Entre deux jours de rage.



Le Misanthrope, peinture de Pieter Brueghel l’Ancien, 1568.

Wikipedia

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