Méditation n°12 : vivre comme Corto Maltese ou … que faire de ton existence, si tu ne dois en répondre à personne ?




Face au constat de l’Existence, de l’Absurde et du Tragique, le questionnement philosophique émerge inévitablement. Quel est le sens de l’existence ? se demande l’être humain. Pourquoi -à cause de quoi ?- et pour quoi -à quelle fin ?- est-ce que j’existe ? Est-ce que j’accepte l’existence dans laquelle je fus jeté ou bien je décide d’en sortir, en me suicidant, faute d’y trouver le moindre sens ? Rapidement, il te faut constater que le sens est à créer et non pas donné. Rapidement, il te faut répondre à la question éthique du « que faire ?« . Que faire de ta vie, de ton temps, de tes jours ? Les sages et philosophes ont apporté des éléments de réponse à cette question du sens et du que faire éthique au travers de l’expression « mener la vie bonne ». Mener la vie bonne donne un sens à l’existence et répond à la question du que faire. En fonction de la définition du Bien retenue, le contenu d’une vie bonne variera évidemment, bien que de nombreux ingrédients universels apparaissent à travers toutes les cultures. Nous serions nombreux à reconnaître que telle ou telle personne a « mené la vie bonne », a eu « une bonne vie » et que telle autre, a mené une vie mauvaise, une vie malfaisante.

Sur le chemin de cette quête, l’Autre apparaît dès le début. Tu n’es pas seul. D’autres que toi existent et se sentent exister et se posent, eux aussi, les mêmes questions que toi. L’entrée de l’Autre dans ton existence et ton entrée dans l’existence de l’Autre modifient fondamentalement la question première. La Responsabilité émerge. Que faire ici et maintenant face à l’Autre qui te somme de répondre de tes actes ? Que faire ici et maintenant face à toi-même comme un Autre, face à qui tu es également responsable de tes actes ? C’est pourquoi le philosophe Paul Ricoeur a complété le message ancestral de la philosophie comme suit : « mener la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ».

Dans une perspective existentialiste, autonome, réflexive, il appartient à chacun de répondre pour lui-même -et ce faisant pour l’Humanité toute entière- à la question du sens de l’existence et du que faire éthique. Personne ne peut le faire à ta place, nulle institution, nul Dieu. C’est ta responsabilité d’y répondre. Tu es responsable devant toi-même d’y répondre car y répondre, c’est prendre soin de toi, dont tu es responsable.

Tu t’es plié à cet exercice.

Tu as examiné ici la question du « que faire de ton existence ? » en répondant par : Exister, Contempler l’Existence, Créer, Aimer.

Tu as examiné ici la question du « que faire de ton existence, face au Mal ? » en répondant par : t’Engager.

Tu voudrais maintenant renverser la table et te poser cette question autrement.

Que ferais-tu, toi mon ami, si n’étais pas responsable, vis-à-vis d’un Autre, de devoir t’engager ? Que ferais-tu si tu ne devais pas lutter contre le Mal ? Que ferais-tu au fond si tu pouvais strictement faire ce que tu veux, éthiquement bien sûr, mais sans aucun devoir, aucun sacrifice, aucune responsabilité ?

Si tu ne devais répondre de rien à personne -et il est très difficile pour toi, pétri d’éthique chrétienne et de ton profil de grand frère, de faire cette expérience de pensée- que ferais-tu de ton existence ? Que ferais-tu de ta vie, de ton temps, de tes jours ?
S’il n’y avait aucun Mal contre lequel lutter -soit qu’il n’y ait aucun mal soit que le mal existant échappe complètement à ton influence-, s’il n’y avait rigoureusement aucun être vivant à sauver -soit qu’il n’y ait aucun être vivant en détresse soit que tu ne puisses rien pour les êtres en détresse-, s’il n’y avait donc aucune cause à défendre, aucune résistance à animer, aucun combat dans lequel t’engager, aucune lutte à mener… que ferais-tu du temps qui t’est imparti ?

Par un effort d’imagination intense, en songeant à ton temps libre, à tes congés, à tes vacances, et surtout à ton enfance insouciante, tu reviens progressivement à cette première réponse que tu as formulée : Exister, Contempler l’Existence, Créer, Aimer. Et pour rendre concrète cette réponse, tu penses à faire appel à un personnage de roman, Corto Maltese, et à une forme de voyage existentiel, l’Aventure, à une forme de reliance à l’Autre, le Jeu, et à une forme esthétique, la Poésie.

Exister, Contempler, Créer, Aimer. Vivre l’Aventure, Jouer avec l’Autre, exister Poétiquement. Mener une existence romanesque.

Et Corto Maltese, ce personnage de fiction autoportrait de l’écrivain et dessinateur italien Hugo Pratt, t’inspire.

Il mène une vie d’aventures aux quatre coins du monde, dans les îles du Pacifique, en Amérique du Sud, en Écosse, en Europe, en Sibérie, en Éthiopie, etc. Dans la jungle, dans le désert, dans la montagne, en mer. Partout, il rencontre l’Autre, Noir, Blanc, Asiatique, Arabe, Juif, Chrétien, Musulman, homme, femme, enfant, vieillard, soldat, avocat, entrepreneur, marin, commerçant, intellectuel, espion, religieux, etc. Il vit tranquillement, intensément.

Avide de liberté, il semble n’avoir aucun projet de vie mais, fasciné par l’imaginaire, féru de légendes et de traditions populaires, se lance pourtant dans des courses au trésor, des quêtes invraisemblables de royaumes perdus et de mondes oubliés. Solitaire jaloux de son indépendance, son empathie chevaleresque et son sens de la justice le mènent pourtant à épouser toutes les révoltes, toutes les révolutions, tous les combats pour le Bien, à sauver la veuve, le vieillard et l’orphelin.

Corto Maltese te semble incarner la figure du héros existentiel par excellence. Il contemple d’un œil amusé l’existence, il ironise face aux complots grotesques de ceux qui se prennent trop au sérieux, les idéologues, les petits chefs, les extrémistes qui croient seuls détenir la vérité et déchaînent le mal autour d’eux. Il réfute les vérités absolues pour préférer la solidarité avec les opprimés. Il côtoie des criminels sanguinaires, dont il sauve régulièrement la vie. Par un étrange lien d’amitié pour l’Humanité, digne de Jésus lui-même, il ne rejette personne… Il réussit à accepter le monde, tout en se révoltant contre lui. Il réussit à aimer l’Humanité en pleine lucidité de son caractère détestable. Philanthrope misanthrope, il reste en retrait dans l’ombre à fumer une cigarette ou siroter un cocktail plus plonge dans l’action sans hésiter, l’instant d’après, alors que les balles de mitrailleuse sifflent autour de lui. Il ne prend rien ni personne vraiment au sérieux, il joue sans cesse un rôle théâtral et cependant, il prend tout et tout le monde au sérieux et risque sa vie à chaque instant comme si c’était le dernier.

Corto Maltese est par excellence l’antihéros romantique, humaniste, anarchiste, libertaire, anti-impérialiste, anticapitaliste, antifasciste, anticolonialiste, antiraciste, antimasculiniste, etc. Il est le héros camusien de la révolte existentielle, le résistant morinien, et le demi-dieu nietzschéen de l’amor fati.

Grâce à ta mère, il a baigné ton adolescence.

Si tu ne devais répondre à personne de ton existence, si tu ne devais lutter contre aucun mal ni sauver personne, que ferais-tu ?

Tu vivrais comme Corto Maltese. Tu embarquerais sur ton voilier vers l’horizon, vers l’aventure, vers l’inconnu.

Et comme lui, paradoxalement, tu lutterais contre le mal qui croise ta route, tu sauverais les personnes en détresse sur ton chemin, tu serais de toutes les révoltes et de toutes les révolutions…

Exister, Contempler l’Existence, Créer, Aimer.

Aventure, Jeu, Poésie.

Ecrire le roman de ta vie.

Voilà, peut-être, la plus haute manière d’exister.

Voilà, peut-être, la plus haute manière de s’engager.


Corto Maltese sur un mur à Bruxelles

Stefflater, CC BY-SA 4.0

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