Le Suicidé, Edouard Manet, 1877.

Comme nous avons naturellement peur de la mort, et de notre propre mort en particulier, penser au sujet du suicide, ou en parler, nous fait peur. Beaucoup d’entre nous savent bien sûr que le suicide est un phénomène qui existe. Mais il reste un tabou depuis des siècles, voire des millénaires, selon les cultures, les spiritualités et les personnalités. Nous redoutons énormément l’idée qu’un de nos proches puisse se suicider. Nous craignons d’inquiéter nos proches à notre sujet si nous en parlons. Et il s’agit bien sûr de distinguer « des pensées suicidaires chez un individu », légitime motif d’inquiétude pour ses proches, et « des réflexions au sujet général du suicide », d’un point de vue spirituel et philosophique. Etant un amoureux de l’existence et bénéficiant d’une bonne pulsion de vie, j’avertis ici le lecteur inquiet que je m’intéresse ici au sujet du suicide » pour y réfléchir en tant que philosophe amateur et non parce que j’aurais perdu goût à la vie ! Je suis convaincu que songer à ce sujet est instructif et peut enrichir notre existence et même, paradoxalement, augmenter notre goût de la vie !

Le suicide est un sujet philosophique à part entière. Selon Albert Camus, « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Et en effet, si nous ne faisons jamais le choix d’être jetés dans l’existence par la naissance, nous avons le choix de nous en retirer prématurément, volontairement ou pas, à tout instant. Il s’agit donc du choix le plus fondamental dans l’existence : y rester ou s’en retirer prématurément. Ce choix conditionne tous les autres : si je me retire de l’existence, il n’y a plus d’autres choix possible dans cette existence, peu importe ce qui demeure après la mort. Peu de gens sans doute en sont conscients car la plupart du temps, le choix de continuer à vivre, c’est-à-dire de ne pas se suicider, est fait par défaut, par automatisme, par simple pulsion ou simplement par manque de courage d’affronter d’éventuelles conclusions désagréable d’un raisonnement à ce sujet. Certains redoutent sans doute de « réfléchir au sujet du suicide » par peur d’en être eux-mêmes victimes ! Car réfléchir au sujet du suicide, c’est inévitablement tirer des conclusions sur le sens de l’existence, son caractère irréductiblement absurde, et affronter un certain néant, regarder en face sa propre mort, sa propre finitude. Cela peut être une pente sur laquelle on glisse et on redoute de ne plus pouvoir se rattraper avant le gouffre. Je suis convaincu pourtant qu’affronter lucidement les phénomènes considérés comme les plus désagréables de l’existence sont indispensables pour vivre en pleine conscience, le bonheur dans la vérité, la vie bonne préconisée par les philosophes.

Nous avons hérité de la vision chrétienne du suicide. En gros : si Dieu nous donne l’existence comme un don merveilleux, se suicider est un des pires péchés, contraire à la volonté divine. si tuer est universellement condamné par les spiritualités et religions, se tuer est également inadmissible selon la religion catholique. Cela explique également les réticences de cette religion face à l’avortement et à l’euthanasie. Mais d’autres cultures ne condamnent pas le suicide. Les Anciens, Grecs ou Romains, qui avaient leurs propres dieux, avaient un autre rapport que le nôtre à la mort ainsi qu’au suicide. Il était considéré comme vertueux par les philosophes antiques de se suicider si les circonstances s’y prêtaient, notamment s’il devenait impossible de continuer à vivre dignement, ou si la préservation d’un bien commun le nécessitait par sacrifice. Tomber en esclavage ou perdre une bataille pouvaient par exemple justifier que le citoyen ou le général se suicide. Gagner une bataille pouvait justifier qu’un soldat combatte d’une manière « suicidaire ». Jusqu’à récemment dans la culture japonaise, le suicide pouvait également constituer un acte de conservation de sa dignité, comme dans le fameux code des samouraïs. Aujourd’hui, dans les démocraties sécularisées et les plus « avancées » sur ce sujet, l’avortement et l’euthanasie sont considérés comme des droits fondamentaux. Bien que seule l’euthanasie puisse être considérée comme une forme de suicide par rapport à l’avortement, qui inflige la mort à un fœtus incapable de s’y opposer.
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Au XXe siècle, de grands écrivains comme Stefan Zweig se sont suicidé, pour des raisons personnelles peut-être mais aussi à cause de l’effondrement de leur monde durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les camps de concentration également, des Juifs ou d’autres condamnés à mort se sont suicidé. On se suicide beaucoup en prison. Et certains pays connaissent des taux de suicide plus importants que d’autres dans leur population.

Le suicide est forcément un problème spirituel et philosophique, mais aussi social et politique. Le droit a évolué lentement face à ce phénomène. Mais le suicide demeure source de malaise.

Même dans les sociétés sécularisées, on continue à considérer le suicide comme un mal à empêcher, et l’euthanasie continue à affronter de nombreux opposants partout dans le monde.

Dans le cadre de ce blog, le suicide est un phénomène essentiel. On parle la plupart du temps de suicide individuel mais le suicide peut être collectif. Par extension, on a parlé, au propre et au figuré, du suicide de l’Allemagne et de ses habitants quand elle est entrée dans le nazisme, ou du suicide de la démocratie dans les années 1930, ainsi que du suicide de l’Occident durant les deux guerres mondiales. Porté à cette échelle, le suicide devient un phénomène d’ampleur sociétal. Le suicide sociétal est un phénomène qui survient lorsqu’une société toute entière, une peuple, un pays, agit collectivement d’une manière qui met en péril son existence même. Porté à son niveau le plus englobant, le suicide peut être celui de l’Humanité et de la Vie sur Terre. Aujourd’hui, de hauts fonctionnaires comme le secrétaire général de l’ONU parlent de l’Ecocide comme du « suicide collectif ». Il est bien sûr délicat de parler du « suicide de la Vie » car « la Vie » est-elle une entité qui agit volontairement ? Délicat aussi de parler de « l’Humanité » comme sujet qui déciderait de suicider. Le caractère collectif de ce « suicide » est à débattre. Enfin, délicat de considérer que les actions commises par les humains et pouvant les mener à l’extinction sont commises volontairement, comme un suicide. Pourtant sur ce blog, nous considérerons qu’il y a un caractère suicidaire indubitable dans la trajectoire suivie actuellement par l’Humanité. Nous parlerons donc de la menace de suicide de l’Humanité comme étant un phénomène digne d’être pensé et débattu.






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