La question du libre-arbitre individuel, ou question de l’existence de la liberté humaine individuelle, ou question de la Liberté tout court -on peut assez bien réduire l’une à l’autre-, est une des plus anciennes de la philosophie.

Pourquoi ? Parce que tout l’édifice de la pensée humaine repose sur le postulat de l’existence du libre-arbitre individuel, donc de la Liberté. Et cela, les premiers sages, les premiers philosophes, l’ont rapidement compris.

Bien que de nombreuses spiritualités, religions et philosophies considèrent que le libre-arbitre n’existe pas, qu’il est une illusion (par exemple en Orient), bien que certaines sociétés ne se soient jamais réellement posé la question en ces termes (par exemple les peuples premiers), et bien que de nombreux scientifiques estiment qu’il est inexistant ou infime (à cause des innombrables déterminations biophysiques qui pèsent sur l’individu), la civilisation occidentale se démarque nettement par sa propension très ancienne à considérer que l’individu existe et qu’il jouit d’un grand libre-arbitre donc d’une grande liberté. Ce postulat détermine ensuite largement la culture occidentale, sa conception de la métaphysique, de l’éthique, de la politique, du droit, de la société et notre imaginaire collectif.

Car les implications du postulat du libre-arbitre sont vertigineuses. La première, la plus importante, est que si l’individu dispose d’un libre-arbitre, il peut choisir les pensées, les paroles et les actes qu’il pose durant son existence, il peut choisir d’orienter le cours de sa propre vie, il dispose d’une puissance d’agir. La seconde, non moins importante, est qu’en raison de son libre-arbitre qui lui permet de choisir ses pensées, ses paroles et ses actes, l’individu en est responsable. Le libre-arbitre implique la responsabilité, ce qui va ensuite déterminer toute la conception de l’éthique, du droit et de la justice.

D’autres implications apparaissent lorsqu’on étend les conséquences du libre-arbitre individuel au collectif. Si l’individu jouit d’un libre-arbitre, alors les groupes humains également. Les groupes peuvent aussi déterminer ensemble leurs pensées, leurs paroles et leurs actions collectives. Ils disposent d’une puissance d’agir collective. Ainsi, la Liberté n’est pas qu’individuelle, elle est aussi collective. Ce qui implique nécessairement que la responsabilité est individuelle et collective également, ce qui va déterminer toute la conception de la Politique.

Le propos esquissé ci-dessus suffit à démontrer l’importance capitale de la question du libre-arbitre pour l’Humanité. Et même si l’on peut distinguer des différences de conception très différentes entre les cultures, les sociétés, les civilisations, jusqu’à nos jours, il n’est pas abusif de considérer que l’immense majorité des êtres humains considèrent en pratique qu’il existe un phénomène qu’on peut nommer « libre-arbitre ». L’immense majorité des individus considèrent qu’ils « orientent le cours de leur propre vie » dans une certaine mesure, qu’ils peuvent « faire des choix », qu’ils peuvent « choisir de faire ceci ou cela », qu’ils peuvent choisir d’agir « autrement ».

A contrario, des esprits parmi les plus brillants que l’Humanité ait compté ont nettement remis en question la notion intuitive du libre-arbitre, comme le Bouddha, Spinoza, Marx, Freud et des scientifiques contemporains. Non seulement un large courant de sagesses orientales considère le libre-arbitre comme une illusion, mais aussi des pans entiers de la philosophie, encore renforcés par les travaux scientifiques les plus récents en physique, en biologie, en neurologie et en informatique.

Un certain matérialisme identifiable au travers des siècles considère sérieusement que l’Univers soit entièrement déterministe, que l’Humanité soit entièrement soumise à ce déterminisme, et que seules les limitations de notre conscience permettent à l’illusion du libre-arbitre d’émerger et de perdurer.

Le déterminisme est une théorie philosophique selon laquelle un rapport de cause à effet conditionne tous les faits ou événements de la nature, y compris les actes humains, en vertu du principe de causalité. Il signifie tout simplement que tout phénomène est causé par un autre phénomène passé selon les lois de la nature, jusqu’à remonter à l’émergence d’un éventuel premier phénomène qui cause tous les autres. Dans sa variante la plus totale, le déterminisme exclut l’existence du libre-arbitre, quelle que soit sa définition. C’est pourquoi cette hypothèse pose un grave problème à l’Humanité.

Cette idée que le libre-arbitre serait totalement une illusion menace tout l’édifice social car si l’individu n’existe pas, si le libre-arbitre n’existe pas, alors plus personne n’est libre et plus personne n’est responsable de ses actes. Doit-on alors supprimer la philosophie, la justice, la politique, et changer complètement notre manière d’exister ?

L’existence de notre conscience ne semble faire aucun doute. Mais n’est-elle qu’une chambre d’enregistrement des événements, face auxquels nous serions totalement impuissants ?

Des dizaines de générations de philosophes et de scientifiques ne sont pas parvenu à répondre définitivement à cette question et je pense personnellement qu’on ne pourra jamais y répondre. Je pense qu’on ne pourra jamais ni prouver que le libre-arbitre existe, ni prouver qu’il n’existe pas. Pour toujours, je pense que cette question fondamentale, qui détermine toute notre existence, restera indéterminée. Pour toujours, je pense qu’il sera nécessaire de faire un pari au sujet du libre-arbitre et que le pari le plus rationnel sera de postuler qu’un libre-arbitre minimal existe dans un océan de déterminisme, qui justifie de croire en la liberté, donc en la responsabilité, donc en l’éthique, donc en la politique, donc en la possibilité et la nécessité de s’engager pour essayer de changer le monde et minimiser le mal, et tout ce qui s’en suit.

Bien que je ne sois pas biologiste, chimiste, neurologue, physicien quantique ou astrophysicien, j’ai quelques notions de logique et mon avis à ce stade, c’est d’abord qu’on ne pourra jamais prouver (au moyen d’une expérience empirique) que le libre-arbitre humain individuel existe.

Parce qu’il est déjà facile de prouver qu’on peut donner l’illusion du libre-arbitre à n’importe qui dans un contexte d’expérience scientifique ou courante, dans un cas spécifique, dans le cadre conventionnel du « monde », il me semble que cela démontre de facto qu’il est tout à fait possible d’envisager qu’effectivement, par extension, on puisse également duper la conscience humaine pour toute l’expérience de l’existence, comme c’est le cas dans le film Matrix (voir aussi The Truman Show, qui fait une plus grande économie de moyens techniques de science-fiction).

Cela prouve selon moi la possibilité de l’hypothèse de la non existence du libre-arbitre (ou déterminisme absolu). L’hypothèse de la non existence du libre-arbitre pourrait être la bonne.

En outre, je pense que nous ne pouvons même pas tester rigoureusement l’hypothèse du libre-arbitre in fine. En l’état de nos connaissances, nous ne ressentons l’expérience que d’un seul sentier « existentiel » (spatio-temporel et autres dimensions éprouvées éventuellement). Impossible donc d’utiliser un contrefactuel puisque nous ne l’éprouvons pas. Il faut noter ici que certains modèles physiques font l’hypothèse d’un plurivers où à chaque instant, tous les possibles donnent lieu à une nouvelle branche de scénarios tandis que d’autre estiment même que tous les états possibles de tous les univers possibles coexistent (de toute éternité, hors espace-temps le cas échéant).

Il se peut que notre conscience se divise en permanence en une infinité de consciences qui suivent leur propre sentier existentiel dans un plurivers, en étant incapables de communiquer entre elles. Et d’ailleurs, la définition elle-même même du libre-arbitre semble se dissoudre dans un tel plurivers… un libre-arbitre totalement sans sens aucun.

Si nous sommes un sujet au sein d’un processus déterministe « computationnellement irréductible » (trop complexe pour être ramené par nos cerveaux à un ensemble de lois simples permettant d’effectuer des prédictions) et qu’on en tire la conclusion que cela est nécessairement vécu comme l’exercice d’un libre-arbitre, pour moi, cela est équivalent à poser l’hypothèse que le libre-arbitre n’existe pas. Nous vivons l’illusion du libre-arbitre car nous échouons à saisir le déterminisme réel à cause de la complexité du monde.

Autre angle logique : peut-on démontrer que le libre-arbitre n’existe pas ? Je pense qu’on ne le pourra jamais. Pour moi la question du libre-arbitre est indécidable et je pose même qu’elle est indécidable pour toute forme de conscience, y compris extraterrestre supérieure, y compris Dieu s’il existe, qui ne pourra jamais être totalement certain que l’existence ne lui donne pas l’illusion de son propre libre-arbitre divin ! Qu’il y ait un Dieu encore plus grand derrière lui ou que ce soit immanent au déterminisme de l’univers lui même (Dieu et l’univers pouvant être la même chose… selon notamment le philosophe Spinoza).

Cependant je note que les constats phénoménologiques, existentiels, empiriques, etc… sont asymétriques : plus on avance plus on doit faire le constat apparent de l’immense détermination qui règne dans ce que nous percevons de l’existence… les poches apparentes de « liberté » semblent se réduire comme peau de chagrin… Le philosophe Edgar Morin parle d’autonomie dépendante par exemple pour souligner le poids des déterminations sur nos choix.

Mais je suis avant tout préoccupé par l’éthique : quelles implications pratiques ? Selon moi, on doit faire un pari probabiliste et il n’y aura jamais rien de mieux à nous mettre sous la dent… que le solipsisme est faux, que le réel existe, que nous ne sommes pas dans une simulation, que nous avons au moins une marge de manœuvre… et ensuite agir « comme si c’était vrai ».

SI le monde est absolument déterministe ALORS ça ne changera rien et nous donnera l’illusion réconfortante qu’on peut vouloir essayer d’agir…

SI le monde tolère effectivement une part de libre-arbitre ALORS nous aurons gagné notre pari en le postulant.

Ce pari étant asymétrique dans ses gains potentiels, il me semble rationnel de parier sur le libre-arbitre tout en conservant dans son for intérieur la lucidité d’imaginer que tout ceci n’est qu’une farce déterministe… et trouver de la joie dans la contemplation de ce spectacle grandiose qui voit l’univers dérouler ses phénomènes déterministes à tout instant sous nos yeux, sous notre conscience (car cette conscience, au moins nous serons d’accord, elle existe).

En effet, si le libre-arbitre n’existe pas, nous n’aurons pas perdu grand chose. Mais s’il existe, nous n’aurons pas perdu l’opportunité de l’employer à des finalités bonnes.

Dit autrement, se donner à soi la foi en le libre-arbitre est rationnel. Mais une foi modérée par le constat des immenses déterminations déjà observables.

Postuler le libre-arbitre est indispensable pour donner la moindre réalité à la notion et à la valeur de la Liberté.

Inspiré par la philosophie existentialiste, ce pari de la Liberté me paraît donc essentiel pour justifier mon engagement individuel, et justifier notre engagement collectif.

Mais la reconnaissance de l’immense déterminisme de l’Univers corrige fortement la toute puissance de cette Liberté. Pour s’engager, pour « changer le monde », pour « minimiser le mal », il va falloir en tenir compte de ce déterminisme implacable. Cela impliquera nécessairement de se doter d’une stratégie d’un matérialisme impitoyable, quitte à la mettre au service d’un pur idéalisme.

Agir malgré les gigantesques déterminations du fonctionnement de l’Univers impliquera une connaissance approfondie de toutes les limites à la puissance d’agir, de toutes les limites… à la transgression des limites.

Pour conclure, nous pouvons nous autoriser à méditer au bord d’un lac paisible ce sentiment d’éternité, en contemplant aussi le vrombissement déterministe des mouches, des scooters et des avions, et nos gargouillements d’estomac déterministes.



La Liberté guidant le peuple, peinture d’Eugène Delacroix (1830)

La Liberté guidant le peuple — Wikipédia (wikipedia.org)

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