Méditation n°36 : que faire quand tu as la possibilité et le souhait d’écrire ?


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À cet instant, tu as un peu de temps devant toi, du papier et un stylo ou un clavier et un écran, c’est-à-dire la possibilité matérielle d’écrire. Si tu as la possibilité matérielle d’écrire, c’est que tu as la liberté d’écrire. En raison de l’Urgence, tu ressens donc en ta personne la nécessité et le devoir d’écrire sur cette nouvelle métaphysique de la Limite et de la Transgression, pour lutter contre l’Écocide et pour la Métamorphose. Enfin, tu as le souhait d’écrire car tu aimes écrire pour écrire et tu aimes qu’il s’agisse de ton mode d’engagement privilégié.

Tu n’es ni malade, ni fatigué, ni démotivé. Tu ne veux donc pas t’autoriser à renoncer à écrire.

Et donc, maintenant et pour la période de temps qui vient, tu vas écrire !

Car c’est ta joie d’exister et de t’engager ! Force et honneur !

Tu t’assieds à ta table et t’apprêtes à formuler tes premiers mots.

Tu t’empare vigoureusement de ta plume et rassemble un paquet de feuilles vierges.

Tu as mille idées.

Jusqu’ici, tout va bien.

Cependant, au moment même où ta plume se pose sur le papier, une petite gêne naît aux entournures. Au début, c’est presqu’imperceptible, comme un frémissement. Mais cette gêne infime se transforme peu à peu en une légère inquiétude. Quelque chose cloche. Tu poses ta plume. Cette inquiétude quasiment indétectable, comme une petite fourmi qui trotte sur le coin de la table, laisse progressivement un doute passager s’insinuer dans tes bonnes résolutions. Oui décidément, ça ne va pas. Tu te lèves. Un pas lourd résonne sur un escalier de bois. Ce n’est pas une fourmi. Le doute-passager-clandestin sort soudain de la cale et monte sur le pont. Il commence à parler de plus en plus fort et l’anxiété s’éveille. Non non, ce n’est pas possible ! Tu fais les cent pas. Ça y est, Monsieur Cerveau Arborescent fait une crise d’angoisse. Il hurle de toutes ses forces, renverse la table, fait tomber la plume et l’encrier, commence à déchirer les feuilles de papiers en petits confettis qui volent en tous sens.

Mais cette fois, tu ne vas pas te laisser faire. Le chef c’est toi. Tu saisis Monsieur Cerveau Arborescent par les épaules, tu l’assieds de force, tu le bâillonnes et ligotes ses chevilles à la chaise. Il se débat le bougre ! Il déteste être contraint. Il veut courir dans tous les sens et faire à sa guise. Mais c’est toi qui a le dernier mot. Tu fixes fermement la plume dans sa main droite au moyen d’un morceau de chiffon. Tu remplis l’encrier. Tu apportes une liasse de feuilles vierges. Et tu appuies sur sa nuque, en lui intimant d’écrire.

Il te lance un coup d’œil furieux mais tu soutiens son regard. Il maugrée, il secoue la plume fixée à sa main et tente de s’échapper mais tu resserres ses liens d’un cran et le rassied sans ménagement. Dans un soufflement, il se résigne, tel un mustang dompté. Sans se retourner, il recentre un feuillet, trempe la plume dans l’encrier, et commence à former de premières lettres avec mauvaise humeur.

Au début, c’est laborieux. La plume crisse désagréablement sur son support. Comme si l’encre était du bitume gluant, les mots peinent à se former. A plusieurs reprises, Monsieur Cerveau Arborescent s’égare, il suspend sa main en l’air et semble perdu dans les nuages. À chaque fois, tu appuies sur sa nuque et tu désignes la feuille. « Écris te dis-je ! » Et chaque fois, il te regarde méchamment.

Les minutes s’égrènent, interminables. La créature t’oublie, s’ébroue et avance, prenant peu à peu son élan. La plume s’agite de plus en plus vite. Les mots s’alignent, formant des phrases. Les phrases se succèdent, formant des paragraphes. Bientôt, une page est noircie d’encre. Puis une deuxième et une troisième. C’est qu’il écrit vite le bougre ! Voilà qu’il termine sa première liasse. Vite, du papier ! Il ne faudrait pas qu’il s’arrête en si bon chemin. Remplir l’encrier et on y va ! Tel un bœuf, il tire le chariot rempli de foin jusqu’à mi-côte. Son maître ne peut plus arrêter son élan furieux désormais.

Après une demi-heure, la cadence s’accélère encore. Pour refroidir ses muscles, tu disposes un linge humide sur ses épaules. Après avoir expédié 5 feuillets, la plume se brise sous l’effort. Pas grave, on a toute un boîte de plumes, on la change ! Et l’ascension reprend. Oh hisse !

Tu ne dois plus intervenir car la créature a échappé à son maître. Ce n’est plus un bœuf c’est un mustang ! Et le mustang sauvage galope aussi vite que le vent. Les muscles tendus par l’effort, les oreilles rejetées en arrière, les yeux exorbités, les nasaux dilatés, c’est désormais Monsieur Rayon Laser qui décoche des lignes fumantes à la vitesse de la lumière. Une locomotive lancée à 150 kilomètres par heure fend l’air vif de la plaine à toute allure.

Tu décides de retirer le chiffon qui enserre la main droite et tu défais les liens aux chevilles, pour donner toute sa liberté de mouvement à la créature, qui ne s’en rend même pas compte, absorbée par sa course. L’encre n’a pas le temps de sécher entre deux pages et tu amènes désormais des boîtes entières de papier pour ne pas ralentir la cadence.

Bientôt, le premier chapitre d’un nouveau livre est terminé.

Quelques jours plus tard, tu t’interroges, que s’est-il passé ?

Il serait tellement trop simple d’écrire tout simplement. Il est trop indispensable de se compliquer la tâche, d’y introduire un dernier doute, en espérant qu’il suffise à saboter ton intention.

Il faut certainement avoir pensé à tout et être parfait, être dans les conditions les plus idéales, être certain d’un impact historique, d’une reconnaissance universelle, d’un génie artistique total, d’une rigueur scientifique incontestable, pour avoir la moindre chance d’écrire quelques mots.

Et puis, tu pourrais écrire demain, pourquoi te forcer aujourd’hui ? Demain ça ira mieux.

Et il y a tant d’autres choses à faire : t’occuper de ton épouse, de tes enfants, du ménage, des travaux dans ta maison, du sport, t’amuser, lire la presse, discuter avec tes amis, résoudre une tracasserie administrative, répondre à d’autres engagements, commenter l’actualité sur les réseaux sociaux. Le monde entier te sollicite alors que personne n’attend que tu écrives. Le monde entier considère que ton temps ne t’appartient pas.

Tu sens que pour écrire efficacement et de manière efficiente, il va te falloir être obsédé, maniaque, discipliné, injoignable, introuvable, indisponible, invisible, inarrêtable, solitaire, absent, impitoyable, désagréable, assertif, égoïste.

L’alignement suffisant de la possibilité, de la liberté, de la nécessité, du devoir et du souhait d’écrire t’oblige à écrire effectivement. Mais cet alignement ne suffit pas. Pour réaliser ta puissance d’agir et exister dans la joie d’écrire, il va falloir te faire violence, faire violence aux autres, faire violence au Réel.

Pour écrire, il va falloir affronter l’Adversité.

Rien ni personne ne va te dérouler le tapis rouge. Il va falloir tracer ta route à travers la jungle, à coups de machette.

Et encore tu n’es qu’un écrivain amateur, apprenti et inconnu. L’Adversité est bien plus importante lorsqu’on est professionnel, maître et célèbre.

Reprenons.

Les conditions suffisantes et nécessaires pour écrire sont réunies :

  • Tu es vivant
  • en sécurité
  • en bonne santé
  • doté d’un cerveau capable
  • doté d’un corps capable
  • tu es conscient
  • tu maîtrises suffisamment la langue française
  • tu disposes des outils pour écrire
  • tu te trouves dans un lieu et un milieu favorables
  • tu disposes d’un plage de temps pour écrire
  • tu disposes d’un accès à la pensée d’autrui
  • tu disposes d’idées à projeter dans le monde
  • tu as la volonté d’écrire
  • tu as la liberté d’écrire

Alors tu peux écrire effectivement.

Tu n’es ni malade, ni fatigué, ni démotivé.
Alors tu peux écrire effectivement.

Toutes les conditions idéales pour écrire ne sont pas réunies mais tes conditions actuelles sont plus que favorables.
Alors tu peux écrire effectivement.

ALORS ÉCRIS !


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