Méthode n°2 : les conditions nécessaires, suffisantes et idéales pour écrire


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Nous sommes nombreux à vouloir « changer le monde » et à nous engager pour y parvenir. Mais seule une partie d’entre nous utilisons la plume comme moyen privilégié d’y arriver. Cette manière de s’engager repose sur le postulat que l’écrivain maximise sa puissance d’agir au travers de l’écriture et de la publication, postulat fondé par de nombreux constats empiriques au cours de l’Histoire. Des écrits ont littéralement changé le monde.

L’écrivain, surtout en devenir, veut se doter d’une méthode pour performer, c’est-à-dire transformer de manière efficiente l’idée en acte efficace dans le monde, au travers de l’écriture. L’efficacité de la performance signifie que l’idée se transforme en acte capable d’influencer effectivement soi-même, l’Autre et le monde. L’efficience de la performance signifie que l’écrivain cherche à optimiser son influence à ressources constantes ou, inversement, à minimiser l’usage de ressources à influence constante.

On ne parle évidemment pas ici de cette fameuse « idéologie de la performance » qui mine tant notre époque, et fait indéniablement partie du complexe écocidaire. Il ne s’agit pas ici d’en faire toujours plus en voulant surpasser autrui dans un esprit de compétition, comme si l’on était soi-même une machine productiviste. Le verbe « performer » est ici employé dans son double sens philosophique (transformer une idée en acte) et artistique (concrétiser dans le réel l’acte de création qui émane de l’imagination). Cependant, même dans cette acception non productiviste, il est malgré tout question d’efficacité et d’efficience.

On pourrait immédiatement critiquer ce propos. « Vous prétendez ne pas céder au culte de la performance et vous parlez quand même d’efficacité et d’efficience. Qu’est-ce qui oblige l’écrivain à performer en ce sens ? Ne peut-on écrire en refusant toute notion d’efficacité et d’efficience ? Ne peut-on écrire à moitié, en dilettante, sans rien achever, sans chercher à bien écrire, sans tenir compte du temps qui passe, sans partager ses écrits, sans vouloir influencer qui que ce soit, sans chercher à atteindre la moindre finalité ? »

Si bien entendu. Chacun est libre d’écrire de cette manière, sans aucune finalité, sans aucun soucis de performance au sens philosophique et artistique.

Cependant, l’écrivain, au sens où nous l’entendons, se fixe de plus hautes ambitions. Il veut au moins s’édifier lui-même -on peut évoquer les Pensées pour moi-même du philosophe romain Marc-Aurèle ou Le livre de l’intranquillité de l’écrivain portugais Fernando Pessoa, ainsi que tous les journaux intimes d’écrivains- et, plus généralement, influencer une large audience, en publiant. La grande majorité des écrivaines et des écrivains, si pas la totalité, cherche à être publié et à être lu par le plus grand nombre, avec un désir secret d’être reconnu et d’influencer son époque.

Pour cet écrivain-là, la performance est donc essentielle. Et il importe alors d’être efficace et efficient, au risque sinon d’échouer dans sa quête, de n’être ni publié, ni lu, ni reconnu, ni influent ou, du moins, pas assez selon ses propres critères.

Allons plus loin. L’écrivain a-t-il la moindre obligation de s’engager, la moindre responsabilité envers quiconque ? Il se pourrait bien que oui. L’écrivain engagé est selon nous encore plus soumis à cette quête de performance, d’efficacité et d’efficience. Si l’écrivain « pur esthète » peut se contenter d’une création artistique plaisante sans nécessairement vouloir « changer le monde », l’écrivain engagé veut, lui, bel et bien le changer, peu importe d’ailleurs l’esthétique.

Mais doit-on vraiment opposer engagement et esthétique. Amener la beauté dans le monde, n’est-ce pas déjà s’engager ? Certainement ! Mais de nombreux, trop nombreux écrivains sont les alliés objectifs de l’existant, et écrivent afin de maintenir l’ordre dominant, en trahissant, d’une certaine manière, l’essence même de l’acte d’écrire, qui est la liberté. Ils masquent leur désengagement coupable sous le motif de la création artistique plaisante, sous la finalité de l’esthétique, en oubliant leur responsabilité éthique.

Je ne souscris pas à l’idée de la suspension de la responsabilité éthique de l’écrivain et plus largement de l’artiste. En ce sens, on peut considérer qu’un écrivain authentique doit nécessairement s’engager, d’une manière ou d’une autre, quand bien même son engagement principal serait axé sur la pure esthétique.

Le Beau ne peut se substituer au Bien, au Vrai, à la Justice, il leur est subordonné.

Comme pour tout acte d’engagement, l’écrivain doit donc examiner avec attention les conditions matérielles et immatérielles de son activité d’écrire, et en devenir expert. En devenant expert de l’écriture, il pourra transformer le peu de temps dont il dispose en influence plus importante et chercher à augmenter le temps disponible pour écrire, également pour augmenter son influence.

Au même titre que la plupart des activités, écrire nécessite la réunion d’un nombre minimal de conditions nécessaires, à la fois matérielles et immatérielles. Dès lors que quelqu’un est observé en train d’écrire, on peut donc déduire que les conditions nécessaires ET suffisantes sont réunies pour écrire.

Cependant, nous savons que certains ont réussi à écrire dans les pires conditions d’adversité. C’est pourquoi il importe également de mettre en évidence les conditions idéales pour écrire.

C’est l’objet de ce billet méthodologique.

L’essentiel des constats faits dans ce billet, sous réserves de transposition, peuvent se généraliser facilement à toute personne qui souhaite performer dans une activité quelconque, qui souhaite en particulier s’engager pour changer le monde. Les mêmes contraintes réelles s’appliquent à toutes les activités humaines, et de manière encore plus sévère dans l’Engagement.

Les conditions nécessaires et suffisantes pour écrire


  • Être vivant
    • Les morts ne peuvent écrire.
  • Être en sécurité
    • Les personnes momentanément ou chroniquement menacées de mort et agressées ne peuvent écrire
  • Être physiologiquement capable d’écrire
    • Les personnes souffrant de certains handicaps physiques et/ou mentaux rédhibitoires ne peuvent écrire (tétraplégie avec handicap mental par exemple).
  • Être en bonne santé
    • Les personnes momentanément ou chroniquement malades au delà d’un certain seuil ne peuvent écrire (cancer, dépression, etc.).
  • Disposer d’un cerveau en mesure d’écrire
    • Les personnes qui sont dans une situation où leur cerveau est momentanément indisponible ne peuvent écrire (fatigue, faim, accident, urgences, préoccupations, troubles de l’attention, etc.).
  • Disposer d’un corps en mesure d’écrire
    • Les personnes qui sont dans une situation où certains des organes non cérébraux nécessaires à l’écriture (vue, mains, dos, système vocal, etc.) sont momentanément indisponibles ne peuvent écrire (fatigue, faim, accident, etc.).
  • Être conscient
    • Les personnes inconscientes ne peuvent écrire (en sommeil, sous l’influence d’une drogue, en perte de conscience, etc.)
  • Connaître au moins une langue, savoir penser, lire et écrire dans cette langue, suffisamment bien.
    • Les personnes qui ont une connaissance insuffisante d’au moins une langue ne peuvent écrire (enfants insuffisamment éduqués, souffrant de troubles du langage, analphabètes, etc.)
  • Disposer des outils nécessaires à l’écriture
    • Les personnes qui ne disposent pas d’un système d’enregistrement de la pensée quelconque tel que du papier et un crayon ou d’une plume, ou une machine à écrire avec du papier, ou un ordinateur, ou un téléphone intelligent, ou d’un logiciel de retranscription de la parole en écriture, etc. ne peuvent écrire.
  • Se trouver dans un lieu et un milieu qui satisfont aux conditions nécessaires à l’écriture (bruit, lumière, température, pression, odeur, possibilité de se mouvoir, possibilité de se concentrer, etc.)
    • Les personnes qui se trouvent dans un lieu rédhibitoire à l’écriture ne peuvent écrire (en haute montagne, en plongée, dans un boyau de caverne, dans une salle d’opération, etc.)
    • Les personnes plongées dans un milieu rédhibitoire à l’écriture ne peuvent écrire (bruit assourdissant, pénombre et obscurité, froid glacial, chaleur extrême, etc.)
  • Disposer d’une plage de temps pour écrire
    • Les personnes occupées à des tâches incompatibles avec l’écriture ne peuvent écrire (travailler, se battre, conduire une voiture, s’occuper de ses enfants, s’occuper d’une urgence, être accaparé par d’autres activités, etc.).
  • Disposer d’un accès à la pensée d’autrui, de ses contemporains et de ses prédécesseurs, les écrivains du présent et du passé
    • Les personnes qui ne peuvent accéder à une partie au moins de la mémoire de l’Humanité et à une partie au moins de la pensée de leurs contemporains, ne peuvent pas formuler une pensée originale avec efficacité et efficience, ce qui les empêche d’écrire valablement
  • Disposer d’idées à projeter dans le monde
    • Les personnes qui n’ont momentanément aucune idée à projeter ne peuvent écrire (NB : exception faite de l’écriture automatique, qui est un cas particulier, utilisé notamment dans le mouvement artistique surréaliste)
  • Avoir la volonté d’écrire
    • Les personnes qui ne veulent pas écrire… ne peuvent écrire !
  • Avoir la liberté d’écrire
    • Les personnes capables et désireuses d’écrire mais empêchée par la volonté contraire d’autrui en capacité de le faire, ne peuvent écrire (confiscation des outils d’écriture, des notes, piratage de l’ordinateur, privation de liberté sans outils d’écriture, etc.)
  • Écrire effectivement
    • Les personnes qui n’écrivent pas… ne peuvent écrire, c’est-à-dire produire un écrit !


Les conditions idéales pour écrire


La réunion de toutes les conditions nécessaires supra suffit à permettre une personne d’écrire.

On peut même relâcher certaines conditions car l’être humain est capable d’affronter l’adversité pour mener à bien certaines activités, surtout s’il s’agit d’un engagement pour une cause. Certains écrivains ont produit leurs plus belles œuvres en prison, en étant malades ou lourdement handicapés, tout en s’occupant de leurs enfants ou au fond d’une tranchée pendant la Première Guerre mondiale.

Cependant, l’écrivain soucieux de performer souhaitera rechercher davantage, au moins pour une partie de son activité d’écriture. Il voudra identifier les conditions idéales pour écrire.

Bien sûr, il n’ignore pas que ces conditions seront rarement réunies. Mais il souhaite les réunir le plus souvent possible pour les motifs d’efficacité et d’efficience exposés plus haut, qui maximisent son impact dans le monde, c’est-à-dire son influence, c’est-à-dire sa puissance d’agir propre d’écrivain.

  • Jouir d’une santé de fer, d’un cerveau particulièrement puissant, d’une grande force de travail, de faibles besoins physiologiques de sommeil et d’alimentation, d’une capacité d’adaptation à tous les aléas, d’une grande capacité de concentration, d’une volonté à toute épreuve, d’une stabilité émotionnelle exceptionnelle, et cela pour une longévité exceptionnelle
  • Disposer d’une maîtrise exceptionnelle de sa langue, voire de plusieurs langues,
  • Bénéficier des outils d’écriture les plus performants et les plus adaptés
  • Habiter dans un lieu idéal pour l’écriture
  • Vivre dans un pays libre et en paix, qui encourage et soutient la création littéraire
  • Bénéficier d’un accès idéal aux écrits du passé et du présent
  • Bénéficier de contacts fréquents avec la société contemporaine, bénéficier d’un large cercle de maîtres, d’appuis, d’amis et de confrères critiques, de sorte à se trouver au cœur de l’ébullition des idées de son époque
  • Bénéficier du support d’un personnel domestique
    • Ce qui épargne à l’écrivain toutes les tâches domestiques de reproduction matérielle comme faire à manger, laver le linge, faire le ménage, faire les courses, etc.
  • Bénéficier d’un secrétaire particulier
    • Ce qui épargne à l’écrivain toutes les tâches spécifiques destinées à lui permettre de réunir les conditions pour écrire comme la gestion de l’agenda, les relations avec le monde, l’archivage et la correction des notes, etc.
  • Bénéficier d’une rente confortable
    • Ce qui épargne à l’écrivain la nécessité de travailler pour gagner son pain
    • Ce qui permet éventuellement de vivre dans un grand confort
  • N’être engagé vis-à-vis de personne
    • Ne pas être en couple
    • N’être subordonné à personne
    • Ne pas être engagé au sein d’une organisation
  • N’être responsable de personne ni de rien
    • Ne pas avoir d’enfants ou de personnes à sa charge
    • Ne pas avoir d’animaux de compagnie ou d’élevage
    • Ne pas être mandataire politique, haut fonctionnaire ou chef d’entreprise
    • Ne pas être propriétaire d’un grand patrimoine à administrer
  • Être propriétaire ou bénéficiaire de demeures confortables sises dans des lieux majestueux qui favorisent la création


Ces quelques réflexions peuvent paraître évidentes mais elles ne le sont pas. L’écrivain se trouve rarement dans les conditions les plus idéales pour écrire. Il doit donc nécessairement affronter une certaine adversité. Toute amélioration étant bonne à prendre, il veillera donc à améliorer sans cesse ses propres conditions de travail.

Conscient de la rareté des situations idéales ou même seulement suffisantes, il saura les identifier pour en saisir pleinement l’opportunité.

Toujours, il sera habité par le besoin, le désir voire le devoir d’écrire, en vue de performer.

Cela commence par un exercice de réflexivité sur l’activité d’écrire. Et cela nécessite une méthode.

Enfin, même si un écrivain réunissait par miracle toutes les conditions idéales pour écrire tout au long d’une très longue existence, il serait néanmoins soumis aux limites de la puissance d’agir, aux limites de la pensée, de l’écriture et de la publication, aux limites de l’influence maximale qu’un individu peut avoir sur le monde.


Les adieux du consul Boèce à sa famille. Toile de Victor Schnetz (1826).

N.D.A. Boèce est un philosophe et homme politique latin des Ve et VIe siècle, qui aurait écrit la Consolation de Philosophie en prison.

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