Commentaire n°13 : le sens du sublime face à l’Écocide, la Bombe, l’autodestruction




Now I Am Become Death, the Destroyer of Worlds

J. Robert Oppenheimer, 16 juin 1945, lors de la première explosion d’une bombe nucléaire.



Parmi toutes les informations catastrophiques concernant l’habitabilité planétaire en sursis, une nouvelle a frappé mon attention. Ainsi, des touristes se déplacent pour « ressentir » -probablement avec délice- le possible nouveau record de température sur Terre aux Etats-Unis, dans la bien nommée Vallée de la Mort, en Californie. Une « expérience exceptionnelle » qui frôle déjà les 54°C, avec un possible record historique mondial à la clef.

Dans un ouvrage philosophique, Pierre-Henri Castel avait exploré le « mal qui vient » avec la destruction de l’habitabilité planétaire, et mis en évidence notre possible jouissance de ce mal.

Ainsi il existe depuis des milliers d’années une esthétique de la fin du monde, un plaisir face à l’immensité de la destruction, et un sentiment du sublime, décrit pour la première fois par le philosophe Emmanuel Kant lors du tremblement de terre de Lisbonne qui agita les philosophes des Lumières. Le « sub – lime », c’est ce qui est « au-delà du perceptible de nos sens et de notre raison », qui nous dépasse… par son énormité insaisissable, incommensurable, hors de toute proportion. Et cela procure une forme de plaisir, comme celui que nous ressentons devant un orage très violent ou les vagues qui se fracassent sur les côtes lors d’une tempête maritime ou une éruption volcanique. Évidemment, ce plaisir ne se ressent en général que lorsque l’on est soi-même bien à l’abri, dans un confortable « poste d’observation », en sécurité face au chaos destructeur.

Au jour où sort le nouveau film de Christopher Nolan sur Oppenheimer, le père de la bombe atomique, on ne peut que se remémorer ses terribles mots lorsque fut déclenchée le 16 juillet 1945 la première explosion nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique aux Etats-Unis (l’essai Trinity) : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes », un extrait du livre sacré hindou la Bhagavad Gita.

Après avoir interrogé l’un des pilotes des avions américains qui avaient largué une des deux bombes atomiques sur le Japon, le philosophe Günther Anders parlait du « décalage prométhéen » pour décrire l’immense fossé entre la puissance de nos créations, de notre société -en particulier la puissance destructive de l’arme nucléaire-, et la ridicule petitesse de notre sphère d’influence individuelle dans cette « Mégamachine ». Nous sommes tout petits et le monde est gigantesque, ainsi que nos créations technoscientifiques. De ces avions, très haut en altitude, des pilotes ont pu observer l’énorme champignon nucléaire qui mettait instantanément fin à la vie de dizaines de milliers d’êtres humains.

Il est clair que, comme la possibilité de l’apocalypse nucléaire, l’Ecocide planétaire fait partie de ces phénomènes « subliminaux », par son ampleur métaphysique hors norme. Il est clair qu’il nous faut constater un « décalage prométhéen » entre la Mégamachine -l’économie fossile mondialisée-, l’Ecocide planétaire, et notre capacité réelle d’action individuelle, même dans des collectifs. Nous nous sentons à juste titre parfaitement impuissants à influencer d’un iota la trajectoire de la désormais « Anthropobiosphère« , le système désormais imbriqué entre l’Anthroposphère -la sphère des affaires humaines- et la Biosphère -la sphère du vivant sur Terre.

Il existe aussi un plaisir à la contemplation du Mal, à la contemplation de la mort, de la destruction, de la souffrance, à la contemplation de la fin du monde… Un plaisir lié à l’esthétique du sublime.

On a parlé dans les milieux collapsologiques du « collapse-porn », cette frénésie de voyeurisme, d’obsession, pour la « fin du monde », les dystopies et autres scénarios post-apocalyptiques.

Autre témoignage de ce sentiment étrange : notre goût immodéré pour la fiction policière, d’horreur, les thrillers, les films de guerre, les films sur les psychopathes, etc.

Je me demande parfois si, d’un point de vue psychopathologique, l’humanité -du moins celle qui est confortablement installée dans un poste d’observation climatisé en Occident- ne jouit pas aujourd’hui imperceptiblement de la destruction du monde, notamment par le réchauffement climatique, d’autant plus qu’elle sait parfaitement qu’elle en est la cause… comme un petit enfant jouit de faire s’écrouler un château en blocs de bois ou de voir la marée montante faire s’effondrer son château de sable.

« Que le monde est agréablement effrayant par la terrible capacité de destruction des forces naturelles !

Que nous sommes agréablement effrayés par la terrible puissance destructrice de nos technologies et de nos armes !

Quelle toute puissance ! quel pouvoir ! Ne sommes nous pas devenus les égaux des forces telluriques et cosmiques les plus gigantesques ?

Ne sommes-nous pas devenus des dieux ? »

Champignon d’Ivy Mike, la première bombe à hydrogène, d’une puissance de 10,4 mégatonnes, testée avec succès le 1er novembre 1952 à 7h15, sur l’atoll d’Eniwetok, dans le Pacifique.

The Official Commission for the Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty Organization

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *