Méditation n°2 : que faire face à l’Urgence ? D’abord s’arrêter et réfléchir


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Tu sais que l’Urgence pèse sur l’Humanité. L’éthique la plus élémentaire commande que chacun se hisse à la hauteur de cette Urgence. Cela te semble un impératif éthique catégorique. Peut-être l’impératif éthique ultime pour un Humain, tel que formulé par le philosophe Hans Jonas : « Agis de telle manière que tes actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la Terre ».

Tu peux en effet argumenter que rien n’est plus important pour l’Humanité que se hisser à la hauteur de l’Urgence. Tout simplement parce que si elle ne le fait pas, elle menace sa propre existence, par définition. Et qu’est-ce qui est plus important pour l’Humanité que sa propre existence ? Si l’espèce humaine s’éteint, tout ou presque du phénomène que nous appelons « Humanité » cesse. L’aventure humaine, même si elle a toujours été vouée à une fin ultime, peut s’arrêter beaucoup plus tôt que prévu si nous n’y prenons garde. En comparaison de sa propre existence, tous les autres enjeux, toutes les autres urgences que connaît l’Humanité, et qui font l’actualité, paraissent bel et bien secondaires. En effet, si la question de l’Urgence n’est pas résolue, si l’Humanité disparaît, il n’y aura plus jamais aucune autre urgence à résoudre.

Acquis à cette vérité, tu élargis ensuite ta conscience pour dépasser ton anthropocentrisme civilisationnel. Et tu constates que l’Urgence n’implique pas seulement l’Humanité mais aussi la Vie sur Terre. L’Urgence conditionne l’existence de l’Humanité ET de la Vie sur Terre. Non seulement, tu sais que l’Humanité disparaîtra à coup sûr si elle détruit au delà d’un certain seuil la Vie sur Terre, mais en plus, il t’importe à toi et à bien d’autres que la Vie soit préservée dans sa splendeur, quand bien même l’Humanité disparaîtrait. L’Humanité fait partie de la Vie mais la Vie est bien plus que l’Humanité.

Tu souhaites également dépasser une vision trop écocentrique de l’Existence, où l’Humain n’aurait plus aucune spécificité, ce que tu réfutes de toutes tes forces. Tu ne peux que constater que, malgré de nombreuses continuités entre la Vie et l’Humanité, malgré l’indéniable appartenance de l’être humain au règne du vivant, il existe des discontinuité incontestables qui le distinguent singulièrement. L’espèce humaine semble en effet la seule sur Terre à disposer d’un tel niveau de Conscience, d’un tel niveau de réflexivité, d’une telle capacité scientifique, technique, éthique et spirituelle. C’est pourquoi tu rejoins l’idée, exprimée par le philosophe Schelling dans « L’âme du monde » (1798), que l’Humanité est ce qui permet à l’Univers de prendre conscience de lui-même. Si, comme Spinoza, on fait de la Nature (l’Univers dans le sens des philosophes) et de Dieu une seule et même réalité, cette même idée se reformule comme suit :

« Le but de la triple activité de la nature, de la philosophie et de l’art est de donner à Dieu conscience de lui-même. » –

« La création de l’homme est la fin du procès. L’homme est le couronnement, le but de l’univers, explique Weber. « En lui, l’évolution cosmogonique atteint le point où l’on peut dire qu’elle se comprend elle-même. En lui, l’univers a pris conscience de lui-même. Il est la fin, le dernier mot de la création » – Fedi L., Schelling en France au XIXe siècle, 2018.


Et donc tu rejettes autant l’anthropocentrisme que l’écocentrisme comme une scission artificielle du réel. Nous, Humains, sommes la Vie qui prend conscience d’elle-même. A ce titre, tu ne peux partager cette sorte de rejet de la spécificité humaine comprise dans certains courants écocentriques, ni non plus te contenter d’une vision anthropocentrique où l’Humain est distinct de la nature.

Une conclusion concrète de cela est que la disparition éventuelle de l’Humanité doit être comprise comme une tragédie qui implique la Vie elle-même. On ne peut simplement se satisfaire de penser que la Vie continuera bien après l’Humanité, car la Conscience réflexive est une émergence qui, selon toi, a bel et bien une valeur en soi.

La lutte écologique – c’est-à-dire la lutte pour préserver la Vie et l’Humanité sur Terre, c’est-à-dire la lutte pour préserver l’habitabilité de la Biosphère – est donc la cause suprême, la Cause avec un grand C. La lutte écologique implique et préconditionne toutes les autres causes pour la simple et bonne raison que si elle échoue, au sens le plus total du mot échec, alors il n’y aura plus sur Terre ni Vie, ni Humanité, ni Conscience, ni Liberté. Il n’y aura plus sur Terre aucun Bien qui puisse constituer une cause. Il n’y aura plus aucune cause.

Ainsi, en résumé, tu as pris conscience avec d’autres des menaces existentielles sur l’existence de l’Humanité et de la Vie. Tu penses qu’il s’agit de l’enjeu éthique le plus important qui soit. Tu penses que tous doivent se hisser ensemble à la hauteur de l’Urgence. Qu’il s’agit d’un impératif éthique catégorique. De la sorte, sont identifiés des sujets, des valeurs et des devoirs éthiques. Tu veux maintenant passer à l’action. Reste à répondre à l’épineuse et ancienne question du « que faire ? » Tu souhaites réactualiser cette question aux temps qui sont les nôtres.

Cette question t’obsède. L’enjeu est maximal, le temps presse, la Vie et l’Humanité se meurent. Tu veux agir mais tu ne sais pas quoi faire. Entrer en politique ? Effectuer des recherches scientifiques ? Lancer des pétitions ? Faire du porte à porte ? Créer des formes d’activité soutenable ? Construire un habitat soutenable ? Te lancer dans la permaculture ? Rejoindre un habitat groupé ? Te faire membre d’une association ou d’un parti ? Aller en justice ? Participer à des actions de désobéissance civile ? Développer et partager ton expertise ? Ecrire des livres, des articles, des billets ? Tourner des vidéos ? Jouer dans des pièces de théâtre ? Faire de la philosophie ? Faire une grève de la faim ? T’immoler par le feu en guise de protestation ?

Tu voudrais concentrer toute l’énergie qui est en toi pour la mettre au service de l’Humanité. Tu voudrais appliquer toute ta force précisément au point où tu pourrais mouvoir le plus puissamment la société. Si l’on te donnait un levier suffisamment grand, tu soulèverais le monde.

Mais tu es irrémédiablement soumis à ta propre finitude et à la finitude de l’Humanité, de la Vie, de l’Existence. Tu es tout petit, insignifiant, face à l’immensité de la catastrophe. Tu te demandes d’ailleurs souvent si ton existence fait la moindre différence. Dans un sens, tu sais que ton existence ne changera rien. Dans un autre sens, tu sais que ton existence peut tout changer. Si l’histoire est faite de déviations qui deviennent bifurcations, alors le rôle des déviants est immense, même si la plupart d’entre eux n’auront aucun impact.

Par ailleurs, tu ne pars pas de rien. Tu penses et agis depuis déjà plus de 20 ans. Tu n’as pas épargné ton énergie pour te comprendre, comprendre les autres, le monde, l’Univers, prendre conscience des problèmes et des changements possibles dans le réel. Tu as consacré ta carrière professionnelle à la Métamorphose, à l’écologie, à la politique publique, là où tu as imaginé trouver les leviers d’action les plus puissants. Non content de consacrer ton temps de travail professionnel, tu as également sacrifié une partie non négligeable de ton loisir à t’engager comme intellectuel et activiste, toujours pour empêcher que le monde se défasse.

Avec quel résultat ? Ta lucidité t’impose ce constat : le monde continue à se défaire, de manière accélérée, sous tes yeux impuissants. Et, voulant lutter contre cet effondrement, tu as fini par transgresser tes propres limites d’Humain, à t’effondrer toi-même. Ton esprit et ton corps sont aujourd’hui épuisés. Tu n’es qu’un homme, rien qu’un homme.

Alors que faire maintenant ? Renoncer ? Abandonner ? Te replier sur ta petite vie ? Voire quitter la vie elle-même ? Tes constats pourraient le justifier.

Pourtant, tu t’y refuses absolument. Tu aimes la vie, tu veux exister, tu refuses d’abandonner la lutte. Tu restes un éternel révolté. Et tu préfères perdre dans le combat que gagner une vie tranquille.

Tu as décidé de poursuivre ton engagement. Oui mais alors que faire ? La question revient sans cesse, elle est inévitable. A-t-elle une réponse ?

Tu sais que face à n’importe quelle urgence petit u, la précipitation, l’erreur, l’inefficacité, l’inefficience, les effets pervers, l’épuisement, l’égarement, la contre-productivité, etc. peuvent paradoxalement aggraver le mal, soit qu’il est maintenu tel car l’action est neutre, soit qu’il augmente car l’action a des effets pervers. Ainsi d’un secouriste qui se précipiterait sur un accident de voiture et se ferait renverser par un camion faute d’avoir pris le temps d’examiner les risques d’intervenir lié à la situation et pris des précautions pour éviter le suraccident.

Face à l’Urgence grand U, il en va de même. L’action bien intentionnée peut se révéler sans effet ou pire, avoir un effet aggravant ! Le temps d’arrêt réflexif, stratégique et tactique, est donc d’autant plus essentiel et même, assimilable à l’impératif catégorique de lutter contre le Mal lui-même. On pourrait ajouter que nous avons le devoir de lutter contre le Mal avec intelligence, car nous sommes soumis, si pas à une obligation de résultat parfait, du moins à une obligation de moyen, en termes de responsabilité, d’autant plus que l’enjeu est existentiel, voire le plus existentiel de tous, ce qui est le cas ici.

Comme tu es à l’arrêt, effondré par l’excès d’effort, tu en viens à penser que s’arrêter est salvateur. Tu es forcé de contempler en pleine conscience ce qui est. Cette contemplation t’édifie. Tu comprends qu’il est indispensable de faire une pause, pour faire usage de ta raison critique, de ta réflexivité, pour creuser davantage cette question.

Tu te souviens de cette histoire :

Un promeneur dans la forêt entend le bruit d’une scie qui racle le bois à grande vitesse. Il s’approche et découvre un bûcheron tout affairé à abattre un arbre. Il scie de toutes ses forces, il sue, il halète, il ne ménage pas sa peine, et la découpe ne semble pourtant pas avancer d’un pouce. « Que fais-tu ? » dit le passant au bûcheron. « Je scie de toutes mes forces pour abattre cet arbre le plus vite possible, car la nuit tombe » répond le bûcheron, tout en continuant sa besogne sans se retourner. Le passant l’observant attentivement remarque « Mais ta scie est complètement élimée ! Elle ne scie plus du tout ! Pourquoi ne t’arrêtes-tu pas un instant pour l’aiguiser et reprendre ensuite ton travail ? » Et le bûcheron de répondre « Je n’ai pas le temps de m’arrêter un instant, la nuit tombe, je dois abattre cet arbre à tout prix avant le crépuscule, je n’ai pas le choix que de continuer à scier de toutes mes forces, laisse-moi travailler ! »

A suivre…




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