Disposer d’un plan pour déclarer l’Etat d’Urgence écologique le moment venu




Je voudrais proposer ici une expérience de pensée. Je le fais car je pense qu’elle a des implications éthiques et politiques essentielles. Et que nous pourrions être amenés à sortir de l’expérience de pensée plus rapidement que nous ne l’imaginons.

Imaginons que :

  • la certitude sur la réalité du réchauffement climatique soit totale
  • l’inventaire des conséquences de ce réchauffement soit réalisé
  • la cause anthropique de ce réchauffement soit avérée
  • l’inventaire détaillé de ces causes anthropiques soit réalisé
  • la responsabilité des acteurs sur ces causes soit ventilée
  • l’inventaire des solutions nécessaires pour supprimer ces causes soit réalisé
  • ces solutions soient possibles et souhaitables


Bref, imaginons que la situation de l’Humanité et de la Biosphère au niveau du climat soit parfaitement caractérisée, dans son état, son évolution probable, ses causes, ses conséquences, ses responsabilités et ses solutions. Toute ressemblance avec la réalité est évidemment fortuite…

Imaginons ensuite que :


Il ressort de ce qui précède qu’une réponse logique de l’Humanité serait de déclarer une forme d’état d’urgence et de mobilisation planétaire afin de minimiser le risque existentiel climatique auquel elle est confrontée. A nouveau, toute ressemblance avec la réalité…

La question qui suivrait serait : « que faire ? »
La réponse logique serait : « mettre en œuvre un plan d’urgence de déploiement des solutions afin de supprimer le plus rapidement possible les causes du risque existentiel ».

Ce qui nécessiterait de formuler ce plan. Un plan qui serait nécessaire, possible et souhaitable, et qui ne mettrait pas en péril d’une autre manière l’Humanité et la Vie sur Terre, ni un Bien éventuellement aussi précieux que leur existence même.

Or il paraît difficile d’identifier des biens aussi précieux que l’existence même de l’Humanité et de la Vie puisque, vraisemblablement, tous les autres biens en découlent nécessairement. Seuls les risques S semblent donc échapper à cette primauté de l’urgence existentielle identifiée. Il faudrait éviter, en sauvant l’existence de l’Humanité, de la plonger dans des souffrances dites « infinies ».

Le plan d’urgence devrait donc minimiser le mal existentiel identifié en minimisant tous les autres maux secondaires corollaires, autant que possible, et sans créer un mal équivalent ou plus grand.

Maintenant, sortons de cette expérience de pensée et revenons dans le réel. Car parfois, la réalité dépasse la fiction. Il appert que l’essentiel du raisonnement précité s’applique au réel.

Or, non seulement, nous ne sommes pas en train d’appliquer un plan susceptible de supprimer ou réduire significativement le risque climatique, non seulement le plan invoqué par les gouvernements n’est pas vraiment un plan au sens rigoureux du terme, mais encore ce plan insuffisant n’est pas non plus réellement mis en œuvre.

Autrement dit, nous n’avons pas de plan digne de ce nom et donc ne mettons en œuvre aucun plan digne de ce nom. Malgré ce qu’en disent certains, les scientifiques et les activistes ne sont pas dupes. Nous ne sommes pas en transition, nous ne l’avons pas encore vraiment commencée, elle n’est désormais plus possible dans le sens de changement doux et incrémental. Il faut le marteler.

Ensuite, l’état d’urgence petit é provoque le risque de mettre en péril la démocratie et les droits humains. C’est donc d’un État d’Urgence grand É grand U dont nous avons besoin, qui préserve ces biens précieux.

Même si nous appliquions le pseudo-plan invoqué par les gouvernements partout dans le monde, il serait insuffisant à solutionner le risque existentiel identifié (pas bon, trop peu, trop tard). Et aucune administration ne dispose actuellement d’un plan réaliste, donc d’un plan d’urgence.

Une des priorités existentielles actuelles est donc que des personnes suffisamment informées formulent un tel plan. On pourrait dire, en boutade, « au cas où », si la situation n’était pas déjà si tragique au niveau climatique dans le monde. Mais ce « au cas où » qui n’est même pas rencontré par les gouvernements dans le monde démontre à quel point nous sommes loin du compte. Un gouvernement qui n’a aucun plan pour les situations qui menacent l’existence de sa population n’est pas responsable d’un point de vue éthique.

Que contiendrait un plan d’urgence climatique sérieux, pour un Etat d’Urgence sérieux ?
Vu la balance entre les risques de non réalisation du plan et les risques de réalisation du plan, il mettrait l’accent sur toutes les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui ne provoquent aucun mort, aucune malade, aucun impact inacceptable, sachant qu’elles sauveront des vies de façon certaine. Le diable est dans le mot « inacceptable ». Là encore, la balance des risques doit permettre de séparer le bon grain de l’ivraie.

Ainsi, on peut lister une série de mesures non létales et sans morbidité ni désastre qui réduisent drastiquement et à court terme les émissions de gaz à effet de serre. Cela ne veut pas dire qu’elles ne provoquent aucun effet désagréable pour une partie au moins de la population, cela signifie qu’elles ne tuent et ne rendent malade personne, ni ne provoquent de catastrophes, si elles sont mises en œuvre de la meilleure des manières possibles (démocratique, humaine, juste, etc.).

  • Interdire la prospection, la mise en exploitation, le transport et la vente de combustibles fossiles (par phasing out parallèle, mais très rapide, au remplacement par des solutions soutenables)
  • Interdire la production de plastique (sauf exceptions justifiées)
  • Interdire >90% des vols en avion et n’autoriser que les vols indispensables (médicaux, etc.)
  • Interdire la production et la vente de nouveaux véhicules thermiques (sauf rares exceptions)
  • Interdire >90% de la production et de la consommation de viande
  • Interdire toute artificialisation supplémentaire de terres
  • Interdire la fast fashion, la publicité, la production et la vente d’objets non indispensables (liste à définir)
  • Interdire les constructions neuves et imposer la rénovation du bâti existant si nécessaire
  • Imposer une température de chauffage maximale dans le pays, selon les besoins
  • Imposer la relocalisation de l’activité économique et les bassins d’emploi (sauf fonctions spécifiques)
  • etc.


Cette première liste contient des mesures surtout destinées à faire cesser immédiatement ou le plus rapidement possible les émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit de cesser de faire, de détruire en l’occurrence l’habitabilité planétaire.

Un examen rapide de cette liste peut faire penser aux mesures prises lors du 1er confinement lors de la pandémie de covid. Et c’est exact. La plupart des Etats démocratiques ont déployés des mesures d’interdiction très sévères, suspendant même en tout ou partie, pour des périodes déterminées, plusieurs droits constitutionnels fondamentaux, comme la liberté de circuler, de s’associer, de pratiquer sa religion, de manifester, d’entreprendre, etc.

Un nombre important de critiques diraient que ces mesures sont liberticides et antidémocratiques. Mais ce ne serait pas le cas si ces mesures étaient proportionnées et justifiées par la protection de libertés plus importantes comme le droit à la vie et à la santé, et décidées de manière légale et démocratique. Comme ce fut exactement le cas pour la plupart des mesures durant la pandémie dans les pays démocratiques, à partir du moment où le pouvoir exécutif agit de manière urgente dans le respect de l’Etat de droit et bénéficie de la légitimité démocratique légale.

Il faut rappeler qu’in fine, aucun droit constitutionnel n’est total dans l’absolu et que même le droit à la vie fait l’objet d’aménagements pratiques (avortement, euthanasie, arrêt des soins). Il existe vraisemblablement une hiérarchie des droits constitutionnels, le droit à la vie étant celui dont découle tous les autres, qui permet de suspendre provisoirement certains droits en cas d’urgence existentielle pour le pays. Il paraissait ainsi raisonnable de suspendre en partie le droit de circuler pour éviter des milliers de morts durant la pandémie de covid.

La question de la proportionnalité est fondamentale en droit. Il est juridiquement injustifié de déployer des mesures excessivement sévères si des mesures moins sévères atteignent l’objectif requis. Mais si des mesures, même excessivement sévères, s’avèrent nécessaires, comme lors de la pandémie, alors le droit peut les consacrer de manière démocratique et légale.

D’un point de vue de nécessité logique, la démocratie et le droit ne peuvent conduire à s’empêcher de mettre en œuvre les mesures nécessaires à la préservation de la communauté politique elle-même, et donc de la démocratie et du droit. Par l’absurde.

D’autres mesures impératives devraient être prises pour remplacer les systèmes économiques fossiles qui répondent à des besoins vitaux pour la population, par des systèmes soutenables.

  • Convertir un grand pourcentage annuel du bâti pour le rendre énergétiquement neutre voire positif
  • Convertir un grand pourcentage annuel de l’agriculture et des forêts pour le rendre écologiquement soutenable
  • Restaurer un grand pourcentage des espaces naturel et augmenter leur part du total
  • Déployer un réseau de mobilité en commun et doux (train, bus, vélo, piéton)
  • Convertir l’essentiel de l’industrie à des procédés soutenables
  • Démanteler et dépolluer l’infrastructure fossile (extraction, transformation, transport, utilisation : terminaux pétroliers, industrie pétrolière, aéroports, autoroutes, etc.)
  • Développer une communication convertissant la population aux modes de vie écologiques
  • etc.


Il s’agit ici de faire, de déployer rapidement une économie soutenable

Déployer ces mesures dans l’urgence pourrait générer une grande « casse sociale ». C’est pourquoi les gouvernements devraient impérativement accompagner ce plan par des mesures de justice sociale et démocratique.

  • Garantie d’accès aux biens et services permettant de répondre aux besoins de base pour tous les résidents
  • Aide au redéploiement de l’économie
  • Aide à la conversion des industries
  • Aide à la requalification des travailleurs
  • Aide au changement pour les consommateurs
  • Aide à la transformation des territoires
  • Implication systématique des citoyens via la démocratie participative à tous les niveaux
  • Accompagnement psychologiques de victimes de catastrophes écologiques inévitables et des personnes forcées de changer de mode de vie et faire le deuil d’une partie de l’habitabilité planétaire
  • Accueil des réfugiés écologiques
  • Jugement pénal des criminels écocidaires et processus de réconciliation
  • etc.

Ces mesures sont reprises dans un concept qu’on nomme la « transition juste », axé sur la justice sociale, dont le principe est de ne laisser personne de côté.

Il s’agit ici d’accompagner le « cesser de faire » et le « faire » avec un « aider à ne pas faire et à faire », de la manière la plus juste et la plus démocratique possible.

Les mesures nécessaires scientifiquement s’apparentent donc à la décroissance et à la transition juste. Il nécessite aussi de sortir du capitalisme et du néolibéralisme. Il faut l’assumer, il n’y a pas d’autre option crédible aujourd’hui. La charge de la preuve est chez le contradicteur de cette affirmation.

Il faut noter également, pour être de bon compte, les nombreux avantages pour le bien-être et la santé humaine et écologique que ces mesures engendreraient. Le système actuel tue et dégrade la santé de millions de personnes dans le monde, met en péril la démocratie et les droits fondamentaux et ne favorise manifestement pas le bien-être de la plus grande majorité, même dans les pays riches. Si en plus, ce système actuel nous conduit aux effondrements et extinctions, il n’a plus aucune légitimité.

Si la population comprenait que nous sommes déjà, depuis un certain temps (trop longtemps), dans une situation d’urgence climatique existentielle telle qu’elle justifie au moins (euphémisme) le degré d’urgence et de sévérité des mesures prises légalement et démocratiquement par les Etats pour contrer la pandémie de covid, et si les gouvernements agissaient pour que cette compréhension soit la plus généralisée possible, et si la population consentait à une telle politique par intérêt bien compris en donnant aux gouvernements la légitimité requise pour agir rapidement, il serait possible de déclarer démocratiquement et légalement un Etat d’Urgence écologique à même de déployer ce plan.

Cela ne signifierait pas que ce déploiement serait agréable à tous points de vue ni qu’il serait parfait et qu’il ne provoquerait aucun effet indésirable. Il en fut de même des mesures contre la pandémie de covid. Il en va de même de toutes les mesures prises dans l’urgence pour sauver un bien existentiel, la vie humaine en particulier. De manière raisonnable, on ne peut pas reprocher à un médecin urgentiste de toute faire pour sauver la vie d’une personne en train de mourir, au risque de lui briser une côte.

Mais ce plan d’urgence serait souhaitable d’un point de vue éthique, parce qu’il minimiserait le mal (nombre de morts, de malades, de victimes psychologiques) et maximiserait la possibilité pour le plus grand nombre de mener la vie bonne, sur une Terre habitable à long terme.

Vu la terrible inertie écologique qui demeure chez nous et ailleurs dans le monde, on se dirige vers des effondrements systémiques (écosystèmes, systèmes alimentaires, systèmes hydriques, etc.). Il est donc vraisemblable que c’est au pied du mur, comme lors de la pandémie, qu’une discussion démocratique sérieuse sera entamée sur cette idée d’Etat d’Urgence. Une conjonction pourra alors se créer entre la demande (ou la pression) démocratique de protection des biens et des personnes et la réponse démocratique des gouvernements et parlements.

Il sera donc possible, en théorie, de préserver la démocratie, les droits humains, la convivialité, tout en sauvant l’habitabilité planétaire, et donc l’Humanité et la Vie dans son ensemble. Il ne faut cependant pas cacher qu’il faudra alors acter des pertes irréversibles, en habitabilité planétaire, en vies humains, en santé, en biodiversité, en patrimoine naturel et humain, en possibilités de mener la vie bonne. D’ores et déjà, des impacts irréversibles de notre trop longue inertie sont à enregistrer. Le deuil de ces biens perdus à tout jamais devra également être soigné.

Faute d’avoir agi à temps par le passé, il ne reste que peu d’utopie et beaucoup de dystopie, nous ne pouvons que choisir entre deux maux, le moindre. Et le moindre mal, à mesure que l’inertie dure, ressemble de plus en plus furieusement à l’Etat d’Urgence écologique, démocratique et légal, que je tente ici de décrire par expérience de pensée. Plus nous trainons, plus la brutalité des mesures nécessaires augmente, comme en médecine d’urgence.

Il importe donc que certains d’entre nous planchent sur un tel plan de déploiement rapide de décroissance et de transition juste pour éviter que les gouvernements et la population se trouvent dépourvus le moment venu (comme ce fut le cas au début de la pandémie, malgré les nombreux avertissements et travaux scientifiques depuis des décennies… toute ressemblance avec des faits réels est fortuite…).
Ce plan devrait faire l’objet d’un large débat démocratique même s’il peut sembler naïf que ce débat ait lieu dans une population majoritairement dans le déni, non plus quant aux causes, mais quant aux solutions nécessaires, et au temps restant pour les implémenter.

L’éthique impose en effet, si on ne peut empêcher un individu ou un groupe de se mettre en péril, de prévoir des mesures pour réduire les impacts de cette conduite dangereuse, autant que possible. L’éthique médicale nous guide ici à nouveau.

Faute d’anticipation, le risque que soient déclarés des états d’urgence liberticides et antidémocratiques -et surtout inefficaces pour contrer le risque existentiel- est donc majeur. On a pu observer ce scénario durant la pandémie de covid dans des Etats gouvernés par des politiciens autoritaires ou des dictateurs, comme Donald Trump aux USA, Jair Bolsonaro au Brésil, Victor Orban en Hongrie, Vladimir Poutine en Russie, etc.

C’est pourquoi nous devons penser l’Etat d’Urgence écologique avant de le mettre en œuvre et avant que d’autres, moins bien intentionnés, ne se servent des événements pour instaurer des régimes barbares.

Pour sauver nos vies, notre liberté, notre démocratie, penser l’Etat d’Urgence écologique est donc devenu… une urgence existentielle.



Ceci est un article rédigé dans le cadre du projet Anthropocène 2024.

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