De l’objectivité et de la subjectivité des urgences et de l’Urgence




Nous avons expliqué ce que nous entendions par urgence petit u et par Urgence grand U.

D’aucuns seraient tentés de penser que l’attribution du caractère d’urgence à un phénomène est le fruit d’un jugement subjectif. L’urgence étant composée d’un enjeu de valeur, d’un risque de préjudice sur cet enjeu, d’un caractère irréparable, d’un délai de réalisation du préjudice, d’un délai d’intervention pour l’éviter et d’une nécessité d’agir, l’acteur pourra évaluer chacun de ces éléments séparés d’une manière différente. Un enjeu de valeur pour l’un n’aura peut-être aucune importance pour l’autre. Le sentiment d’un délai très court avant que ne survienne le préjudice ne sera peut-être pas partagé par tous les acteurs. Etc.

Mais il ne faut pas confondre notre perception du Réel avec le Réel lui-même. Notre perception limitée combinée au principe général d’incertitude nous forcent à poser des jugements subjectifs en matière d’urgence. Néanmoins, le Réel sous-jacent, bien que soumis à l’incertitude radicale, est malgré tout déterminé dans une large mesure par les forces de la nature. Dès lors, les urgences ont un caractère objectif intrinsèque, que l’on peut approcher mais jamais saisir complètement.

Après le déclenchement d’un incendie dans une pièce d’un grand bâtiment, il existe un risque objectif que ce bâtiment brûle en tout ou partie, selon certaines probabilités et selon l’incertitude radicale, incertitude qui rend impossible la fixation complète de probabilités pour ce genre de phénomène complexe (contrairement au lancer d’un dé dans une situation parfaite). L’acteur devra donc nécessaire émettre un jugement subjectif pour évaluer le caractère d’urgence mais il ne le fera adéquatement qu’en s’approchant le plus possible des probabilités objectives d’occurrence du risque. Dans le cas présent, le moindre déclenchement d’incendie, sur la base de l’expérience statistique, déclenchera le caractère d’urgence et nécessitera l’intervention immédiate des pompiers. D’autres cas de figure seront moins clairs. Une personne marche le long de la falaise. Est-ce une urgence ? Est-elle trop proche du gouffre ? Est-elle lucide ? Faut-il intervenir ? S’il s’agit d’un jeune enfant, l’urgence sera reconnue. S’il s’agit de randonneurs qui connaissent le terrain, non. Que faire si on ne parvient pas à évaluer la situation ?

Le pari éthique impose qu’en cas de doute, on fasse « comme si » il s’agissait d’une urgence…

En conclusion, dans l’absolu, toute déclaration d’une urgence est forcément un acte subjectif. Cependant, le Réel fait émerger des situations d’urgence objectives, en fonctions de critères communément admis, comme la sauvegarde de la vie humaine. L’objectivité totale sur le caractère d’urgence est impossible à atteindre mais l’éthique impose de s’en approcher. Au surplus, le pari éthique impose une asymétrie de traitement : le doute doit profiter au déclenchement de l’urgence.

Dès lors, on peut estimer à juste titre que l’ignorance, le déni, la minimisation, et le rejet de l’urgence par certains acteurs au motif qu’il s’agirait d’un « jugement subjectif » de la part d’autres acteurs est toujours infondée, puisque ce jugement subjectif est toujours nécessaire à l’évaluation. Lorsque les éléments suffisants sont réunis, le caractère d’urgence doit être reconnu. Lorsque le doute domine, mais que l’enjeu est suffisamment élevé, ce doute doit profiter à la déclaration de l’urgence.

Pour ce qui concerne l’Urgence grand U, les données scientifiques disponibles et le caractère existentiel du préjudice, convergent. Il n’est donc ni rationnel ni éthique de ne pas déclarer l’Urgence écologique.


Illustration de la Fable du Berger qui criait au loup

Francis Barlow, 1687

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