Commentaire n°16 : sur l’affaiblissement du Gulf Stream (AMOC) et la déclaration de l’État d’Urgence écologique





J’ai lu un long thread de l’océanographe et climatologue allemand Stefan Rhamstorf sur twitter au sujet de l’AMOC (circulation méridienne de retournement Atlantique), ce grand courant océanique qui permet des échanges de chaleur entre les couches de l’océan, entre l’océan et l’atmosphère et entre les différentes parties du globe, au point qu’on peut le considérer comme le système de climatisation de la Terre.

Quelles sont les conclusions de Rhamstorf ?

  • l’AMOC a déjà eu d’autres configurations dans l’histoire de la Terre
  • la configuration actuelle de l’AMOC est essentielle à la stabilité climatique mondiale
  • mais l’AMOC s’affaiblit et change de configuration
  • l’AMOC a un point de bascule avéré, il pourrait basculer dans une toute autre configuration
  • nous ne savons pas à quel point nous sommes proche de son point de bascule
  • les études récentes indiquent nous en serions beaucoup trop proches que pour être sereins
  • un basculement de l’AMOC aurait des conséquences catastrophiques sur le climat européen et mondial, et donc sur les populations humaines


J’en déduis personnellement que ceux (occidentaux donc plus riches et plus pollueurs que la moyenne mondiale) qui pensent « être plus en sécurité en Europe ou en Europe du Nord qu’ailleurs face au réchauffement climatique et aux effondrements » pourraient se tromper, vu 1) l’évolution actuelle du climat de la Méditerranée, 2) le réchauffement accéléré aux pôles, 3) le risque de basculement de l’AMOC et 4) l’état des pergélisols au Nord.

Bref, ça me conforte dans la perspective que « there will be no more safe place for humans on Earth » si nous ne ralentissons pas de toute urgence le réchauffement climatique en réduisant immédiatement nos émissions de gaz à effet de serre au minimum possible.

Pour la question de l’extinction de l’humanité et de la vie sur Terre, il faudra évaluer, au cours des prochaines décennies/siècles/millénaires cette hypothèse plus sévère car terminale : « there will be no more viable place for humans/life on Earth »…

Ainsi, le philosophe Clive Hamilton avait raison, nous avons changé de planète, nous habitons désormais une « Defiant Earth« , une Terre rebelle, par rapport au doux confort de l’Holocène, cette période géologique tempérée, où l’agriculture et la civilisation ont émergé, il y a 10.000 ans environ.

Par rapport à l’espoir d’un « moment Pearl Harbor » (le postulat d’un seuil de bascule pour la prise de conscience des effondrements dans les sociétés humaines, après un ou plusieurs périodes/épisodes/événements de catastrophes particulièrement mortelles, qui rendrait enfin possible les politiques de l’Urgence qui sont nécessaires, voir ici, ici et ), je note qu’il y a encore eu des gens qui ont pris la décision d’aller en vacances en avion dans le Sud de l’Europe ces dernières années (sachant les catastrophes des années précédentes), que d’autres vont encore partir en vacances cette année dans des zones qui ont déjà été ravagées par les incendies (en avion bien sûr), qu’il y avait encore (pendant le plus fort des incendies) des avions qui déposaient des touristes à Rhodes l’an dernier.

J’ai été témoin des mégafeux de forêt en Gironde en 2022. J’ai vécu des scènes où des touristes nageaient tranquillement dans l’eau, jouaient, et poursuivaient leurs vacances comme si de rien n’était, alors que le ciel était gris-jaune, que des cendres noires recouvraient le sable et l’eau et que des avions bombardiers d’eau volaient en rase motte pour aller remplir leur cuve avant de la déverser sur le mégafeux qui faisait rage quelques kilomètres plus loin.

Pendant ce temps, une éditorialiste du Guardian nous met en garde contre le « doomism ». Je comprends. Moi aussi je suis contre la peur, le désespoir, le découragement et le défaitisme mais SEULEMENT SI ils nous font renoncer à la lutte. À une nuance près donc, mais essentielle. Je continue à défendre l’hypothèse que c’est le refus euphémiste d’aller tout au bout des conclusions tendancielles, au bout des conséquences logiques, c’est-à-dire le refus d’accepter, au pire, que le scénario de l’extinction de l’humanité n’est plus une hypothèse irréaliste et impossible, au mieux que le scénario de l’effondrement mondial n’est plus une hypothèse irréaliste et impossible non plus, qui explique en partie notre complaisance et notre placidité. Ce refus euphémiste est en fait le refus du catastrophisme éclairé formulé par le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Ce catastrophisme éclairé dit ceci : « il faut, pour la parer, considérer la catastrophe comme certaine, à un iota près » et « c’est la seule et unique manière de parer la catastrophe ».

Comme philosophe amateur qui se spécialiste dans l’étude de la « Limite » et de la « Transgression », j’ai en effet tendance à penser qu’il faut oser poser des raisonnements « à la limite théorique » dans bien des domaines pour obtenir des conclusions intéressantes et pratiques, et que l’être humain est une créature qui est très bien décrite par ce type de raisonnement « à la limite ». Pour comprendre les limites, il faut transgresser les limites de nos raisonnements habituels.

En 2023, le climatologue Peter Kalmus a appelé le Président Biden à utiliser immédiatement ses pouvoirs exécutifs pour déclarer l’état d’urgence climatique aux États-Unis. Si le Président Biden suivait ce conseil, il disposerait en effet d’un pouvoir considérable pour non seulement soutenir les populations frappées par les dômes de chaleur de ces dernières années mais aussi pour réduire immédiatement et massivement les émissions de gaz à effet de serre, tout en enclenchant le démantèlement et la transition juste de l’industrie fossile. Bien que ce démantèlement ne réduirait pas les impacts à très court terme, il est de toute façon indispensable et urgent pour améliorer toutes les trajectoires futures pour l’Humanité.

Bien sûr, impossible de rester président des États-Unis ensuite, dans la configuration actuelle de la majorité politique des citoyennes et citoyens. Un état d’urgence démocratique n’est viable que s’il est soutenu par la majorité du corps politique. La majorité doit donc désirer entrer en « mode urgence » PARCE CE QU’elle a compris que son existence était en jue.

Je pense néanmoins que l’histoire démontrera que la déclaration d'état d'urgence écologique (principalement climatique), la mobilisation générale de la population et la mise en place d'une économie "de guerre" (cf. Déclarons l’État d’Urgence écologique de votre serviteur, Comment sauver le genre humain de l’anthropologue Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin, et des ouvrages sur l’analogie avec les mobilisations de guerre des années 1940 pour inspirer des stratégies de réduction immédiates des émissions de gaz à effet de serre comme celui du scientifique Laurence L. Delina) étaient LES SEULES RÉPONSES RATIONNELLES déjà à partir des années 1980, et de plus en plus chaque année qui a suivi, et qu’il est complètement irrationnel et invraisemblable qu’on ne le déclare toujours pas cet État d’Urgence écologique, partout dans le monde, dès à présent.

Ces politiques de l’Urgence seraient évidemment de « décroissance immédiate« . Elles généreraient une réduction IMMÉDIATE (je dis bien IMMÉDIATE) de la voilure biophysique de l’économie mondiale. Il s’agirait d’appuyer de toutes ses forces sur le frein d’urgence. Ce serait quand même « la merde » vu l’inertie du système Biosphère, mais ce serait le mieux éthique et politique que l’on puisse encore faire, dans l’incertitude qu’il soit ou non trop tard.

Par rapport à une politique de l’Urgence au plus haut niveau de l’État, je me pose régulièrement la question de savoir si TOUTES les autres stratégies de « renoncement et de résignation », qui veulent acter « le caractère inexorable des effondrements », « l’inertie et le non réveil définitif de la population » et « l’impuissance rédhibitoire des institutions et de l’État » (tendances incarnées par exemple le mouvement des villes en transition, de la Deep Adaptation, du survivalisme, de la résilience communautaire ou d’autres stratégies de « survie » individuelle ou collective locales) ne sont pas vouées à l’échec. Oui à l’échec.

S’il n’y a pas les 3-4 éléments ci-dessous, portés au niveau d’intervention plus important, institutionnel et étatique, je crains que nombre de penseurs de l’écologie de type « collapso » ou « survivaliste » ou « communautariste » (doomisme POLITIQUEMENT PASSIF en général) ne se trompent lourdement.

Je pense qu’il faut considérer sérieusement l’hypothèse qu’AUCUNE de ces stratégies de « renoncement et de résignation » (certains auteurs parlent de « faire son deuil ») ne pourra viablement fonctionner même pour une portion de la population, où que ce soit dans le monde, sans une intervention massive et immédiate des ÉTATS et des institutions (quitte à reconfigurer ce qu’État veut dire, bien entendu).

Faute d’avoir lutté pour saisir le levier « étatique », tous les autres acteurs informés pourraient regretter leurs choix stratégiques (s’ils en ont fait un). Eux et leurs stratégies seraient écrasés par le rouleau compresseur de la Mégamachine qu’ils auraient renoncé trop tôt à stopper, démanteler ou détruire en utilisant les leviers de l’État et des institutions.

C’est pourquoi je lutte non pas contre l’excès de pessimisme (au contraire) mais contre (le risque de) la « DÉPOLITISATION » rampante parmi nombre d’entre nous. C’est la passivité qui tue et non l’optimisme ou le pessimisme. L’optimisme ET le pessimisme PASSIFS sont l’ennemi face à l’Urgence. Tandis que l’optimisme et le pessimisme ACTIFS peuvent tout à fait joindre leurs forces pour éviter le pire. Il y a chez les PASSIFS un désespoir et un renoncement au « Politique« . Beaucoup d’écologistes sont des anarchistes de caractère (peut-être anarcho-communo-socialiste-décroissant, je ne fais pas exception à la règle mais je suis un paradoxe vivant, travaillant pour l’État depuis 2010), aiment le « small is beautiful » (célèbre essai), et n’aiment pas l’État, s’en méfient, le jugent responsables et cause principale de notre situation (ce qui n’est pas faux), et ne croient plus du tout en l’État (ce qui est compréhensible). Tandis que d’autres pensent sérieusement que « seule une dictature écologique éclairée » pourra encore nous sauver (cf. Hans Jonas qui avait caressé l’hypothèse). Ce que je pense impossible, une contradiction dans les termes, pour des raisons de biophysique politique (autrement dit : impossible de réussir la Métamorphose sans au moins l’assentiment de la majorité, même en dictature, tandis que la dictature est toujours strictement inférieure à la démocratie en matière écologique).

Il faudrait pourtant pouvoir élaborer une pensée écologique ou collapsologique « en cascade », sans renoncer aux niveaux d’intervention les plus élevés dès le départ. En sachant que le niveau d’intervention le plus élevé est l’État, et la communauté des États au niveau mondial. Avec des plans A, B, C, D, E, F, G, etc. qui ne soient pas mutuellement exclusifs en temporalité séquentielle. C’est-à-dire pouvoir élaborer des « solutions de repli » successives qui ne renoncent pas aux niveaux d’intervention supérieurs précédents trop tôt. Le plan A selon moi doit rester la déclaration de l’État d’Urgence écologique (avec majuscules), la mobilisation générale, l’économie de guerre et la décroissance immédiate. On doit lui donner sa chance. Viennent ensuite les plans B, C, D, etc. où tous les États s’effondrent et où il n’est plus possible d’envisager un plan A (la puissance publique est anéantie). Alors nous pourrions enclencher toutes les autres stratégies, par « repli stratégique » tout à fait rationnel. 

Au niveau de la science politique, je vois la clef de notre situation dans la notion de « Contrat social », Ulysse attaché au mât du navire par ses propres marins, tout cela démocratiquement, au bénéfice du navire sociétal menacé. « Je donne librement le pouvoir à l’État de me contraindre, je renonce à ma liberté ‘naturelle’ pour que l’État préserve ma liberté ‘civique’. L’État me protège contre Autrui, l’État est protégé contre Autrui, Autrui me protège via l’État, etc. » Ce raisonnement vaut selon moi pour n’importe quel « État » générique, la puissance publique comme émergence supra-individuelle d’un collectif d’individus,  comme une tribu, une coopérative, une commune anarchiste, une fédération de communes anarchistes, une biorégion, un État traditionnel, une Union d’États, etc.).

J’estime que cette réflexion est logique et empiriquement valide selon l’enseignement de l’Histoire. L’économies de guerre US et UK, et les économies « de pandémie » que nous avons connues récemment sont des exemples que la puissance publique -la puissance d’agir collective maximale- peut fonctionner face à une menace existentielle avérée.


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