Commentaire n°6 : la Singularité capitaliste, néolibérale, transhumaniste




NB : je rappelle au lecteur que le prospectiviste décrit des scénarios POSSIBLES en les CARICATURANT -pour faire réfléchir et agir-, cela ne signifie jamais, faut-il vraiment le dire ?, qu’il les apprécie et les justifie, ou bien qu’il les croit totalement possibles ou inévitables.

On parle beaucoup de la Singularité technologique, vu les progrès époustouflants de l’intelligence artificielle (IA). J’ai tenté de relier cette tendance avec la possibilité d’une Singularité écologique. Je voudrais maintenant aborder la possibilité d’une Singularité capitaliste, en lien avec le néolibéralisme et le transhumanisme. Ceci à partir de l’actualité et de ses signaux faibles, comme il plaît au prospectiviste de le faire.

La presse nous informe de l’usage croissant de l’intelligence artificielle dans l’économie réelle, notamment en Chine. Cet article est édifiant. Des influenceurs achètent des avatars pilotés par intelligence artificielle pour animer leurs canaux de diffusion et réaliser leur promotion (et celle de produits commerciaux), y compris en leur absence. Des graphistes se retrouvent au chômage car l’IA produit mieux, plus vite et moins cher des graphismes de personnages, d’objets et de décors pour l’industrie du jeu vidéo. Etc. On observe que l’IA a déjà commencé à remplacer l’emploi humain dans de plus en plus de domaines.

Il faut donc relire les réflexions des prospectivistes sur les impacts de l’intelligence artificielle sur la société, l’économie, l’avenir même de l’Humanité.

En 2014, j’avais écrit ce billet sur le blog de l’anthropologue et économiste Paul Jorion. J’y évoquais d’autres conséquences du concept de Grande Dissociation, que Jorion abordait auparavant. La Grande Dissociation est ce paradoxe mis en évidence par des observateurs sur le fait que « l’avance rapide de l’apprentissage automatique (machine learning) présente un paradoxe économique : la productivité s’accroît, mais pas forcément l’emploi ».

Dans mon billet de 2014, j’avais poussé à l’extrême ces tendances pour évaluer leurs conséquences.

L’information que je relaie en début de ce billet-ci sur l’évolution de l’emploi en Chine, suite à l’usage de l’IA, ne fait que renforcer ces conclusions prospectives, et laisse entrevoir d’autres conséquences, pour le moins fâcheuses.

En finissant le travail de l’automate dans les fonctions intellectuelles et créatives, l’IA peut supprimer le travail humain, c’est-à-dire le L (de Labor : travail en anglais) dans la fonction de production classique Y = f(K,L) des économistes (où f décrit la fonction de production de l’économie, qui transforme des inputs -ou facteurs de production ou capitaux- en outputs -ou biens, produits et services- ; Y est l’output économique, soit le PIB ; K le capital ; et L le travail).

Il faudrait néanmoins se souvenir que les ressources naturelles, le R (pour Ressources, soit le capital naturel, sols, sous-sols, matières premières, énergie, etc.) fait partie de la fonction de production f, bien qu’il soit omis par les économistes mainstream depuis la fin de l’économie politique… Alors que les économistes classiques du XVIIIème siècle prenaient sérieusement en considération la terre, les sols, comme facteur de production explicite, les économistes mainstream ont peu à peu délaissé ce facteur de production, considérant de facto la nature comme un stock inépuisable de ressources. De facteur de production contraignant donc explicite, la nature devenait non déterminante dans la production, soi disant grâce à la substitution des ressources naturelles par le capital physique K (progrès technique, efficience, etc.).

En automatisant et déployant l’IA, le capitalisme pourrait donc réaliser son rêve ancestral : se débarrasser entièrement du travail L, après avoir vécu dans l’illusion que les ressources naturelles R n’avait plus aucune importance, et pouvaient être entièrement remplacé par K (NB : on parle de substitution parfaite du capital naturel par le capital technique, ou d’hypothèse de substituabilité des capitaux en jargon d’économiste).
 

NB : Si on restait les pieds sur Terre, on aurait plutôt -n’en déplaise aux économistes mainstream-, si on retire L et qu’on ajoute R, la fonction de production suivante : Y=f(K,R).

Donc, si on suit ce raisonnement, les revenus du travail sont éliminés (0 euros), puisque plus aucun travail ne serait nécessaire à la production. Mais alors s’il n’y a plus de travail, il n’y a plus de rémunération du travail, il n’y a donc plus de demande solvable. Comment le capitaliste peut-il vendre ses produits ? Il y a une astuce. Il n’y a plus besoin de demande solvable non plus si le capitalisme est propriétaire de 100% de R (la nature et ses ressources gratuites). Si la production de biens, produits et services, peut être assurée entièrement sans travail, à partir du seul capital technique et du capital naturel, il n’y a plus besoin de vendre la production à des consommateurs au travers d’une demande solvable. Le marché, le commerce peuvent disparaître, ainsi que l’argent, dans une grande mesure. Les capitalistes peuvent produire tout ce qu’ils veulent sans limite, sans travailleurs, sans économie extérieure. Ils doivent seulement être propriétaires à 100% des ressources matérielles et énergétiques nécessaires à la production de leur entreprise intégrée, animée par les automates et l’IA. On peut seulement considérer un commerce résiduel ENTRE capitalistes, pour s’échanger les ressources et les produits qu’ils ne pourraient extraire et consommer en interne sur les terres dont ils sont propriétaires exclusifs.

A l’extrême, les autres humains, sauf comme « animaux de compagnie » (prostituées, gardes, serviteurs, …) deviennent non indispensables aux capitalistes. On peut même imaginer les remplacer aussi par des robots et des IA, selon les goûts rustiques ou non des capitalistes.

Si les capitalistes perdent tout sens de la valeur de la vie humaine et toute considération pour le travail humain (toute ressemblance avec des faits actuels est ici fortuite), mais qu’ils se rendent compte que -hé oui- les êtres humains ont tendance à occuper un sol pour assurer leur reproduction matérielle-, le « génocide des travailleurs » (= humanité) pourrait alors devenir une « option » pour libérer les ressources R (le sol, les terres, les ressources et l’énergie) des emprises foncières gênantes des autres humains…

Allons plus loin dans l’expérience de pensée, puisque les capitalistes ne sont manifestement pas des enfants de chœur. Entre eux aussi, ils s’exploitent et se concurrencent, quitte à faire jouer la destruction créatrice. Un capitaliste unique pourrait finir par remplacer les autres capitalistes, après une guerre commerciale intestine par IA interposées. Le capitalisme trouverait là son point de singularité : l’éradication des humains et même de tous les autres capitalistes. Un capitalisme avec un seul capitaliste.

Allons encore plus loin. Les transhumanistes croient en outre pouvoir remplacer ET le travail (L) ET les ressources naturelles (R : sols, sous-sols, énergie, matières) dans la fonction de production. Pas besoin de nature si le capital technique -y compris automates et IA- peut tout remplacer. Dans ce cas, le capitalisme pourrait imaginer supprimer : les humains, la Biosphère et les autres capitalistes. Un seul capitaliste sur une sorte d’Etoile de la Mort, entièrement artificielle, entièrement robotisée, destinée à satisfaire les désirs infinis d’un seul. Il s’agirait de la suppression totale de l’Autre et l’extension de l’ego d’un seul à l’Univers.

Bien sûr, je pense que tous ceux précités s’illusionnent. Ma fonction de production, en tant qu’économiste écologique, ressemble davantage à Y=f(K,L,R). Impossible d’assurer une production économique sans capital physique (y compris éventuellement automates et IA), sans travail humain et sans ressources naturelles (sols, sous-sols, énergie, matière). Non souhaitable également car je suis convaincu que le travail, au moins dans une certaine conception de celui-ci, participe de la vie bonne.

Plutôt qu’un capitalisme hors sol qui croit pouvoir se passer du travail (L) et qui nie l’importance des ressources naturelles (R), plutôt qu’un transhumanisme hors sol qui croit pouvoir se passer et du travail (L) ET des ressources naturelles (R), je crois en une économie où les capitaux ne seront jamais entièrement substituables, et où la nature est indispensable et doit être préservée dans son essentiel, et où le travail humain est et reste souhaitable pour mener la vie bonne.

Dans le capitalisme néolibéral transhumaniste, la Vie, la Biosphère et l’Humanité deviennent obsolètes. Ce sont des coûts, des limites, des obstacles. Il semble qu’on doive s’en débarrasser. Comme s’il n’y avait aucune alternative (le fameux TINA). C’est faux !

L’économiste Johan Maynard Keynes avait parlé du « Problème économique » de l’Humanité, qui consiste, en gros, à assurer sa reproduction matérielle, sa survie et sa vie, ses besoins fondamentaux. L’automatisation et l’IA nous interrogent car elles semblent pouvoir solutionner définitivement ce « Problème économique ». Il ne serait plus nécessaires aux humains de « travailler » pour survivre et vivre. Il ne leur resterait alors « qu’à vivre ». Mais que faire de son existence lorsqu’on ne doit plus travailler ? Que faire ? Et est-ce vraiment possible et soutenable dans le monde réel, limité ? Et est-ce vraiment souhaitable ? On peut légitimement en douter. Bien sûr on ne doit pas vivre pour travailler mais on doit sans doute travailler un peu pour vivre, et travailler autant qu’on le souhaite pour mener la vie bonne, pour bien vivre, par pur plaisir.

On peut imaginer que une société démocratique choisirait de NE PAS automatiser une partie du travail afin de profiter encore de sa réalisation humaine. Cela paraît parfois un peu fou en période d’aliénation anthropocénique mais oui, certaines personnes aiment encore (heureusement) travailler.

En conclusion, les expériences de pensée ci-dessus pointent vers une nouvelle forme de singularité, plus sociale et économique que la Singularité technologique et la Singularité écologique, déjà évoquées, mais non moins dangereuse pour le bien-être humain.

J’ignore si cette expression a déjà été utilisée en ce sens mais on pourrait appeler cette singularité où le capital atteint ses propres limites paradoxales, où le travail est éradiqué, où le capital technique se concentre entre les mains d’un petit nombre, et où l’automate et l’IA domine les flux énergétiques et matériels en mettant en péril la Biosphère : la « Singularité capitaliste, néolibérale, transhumaniste », ou, en termes simplifiés, la « Singularité capitaliste ».

Il s’agit, évidemment, d’une application pratique de l’idéologie de l’Illimitisme. Nous y reviendrons.


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