Commentaire n°43 : le conflit israélo-palestinien, la matrice du Mal


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Je ne suis ni juif ni musulman, ni israélien ni palestinien. Je suis allé une seule fois au Moyen-Orient, et encore, dans sa partie la plus occidentale, pour faire du tourisme près de la ville antique d’Éphèse. Je n’ai aucune relation personnelle avec des personnes impliquées.

Mais j’ai pourtant un rapport intime avec le conflit israélo-palestinien.

En effet, je suis né à la politique et à la tragédie de l’Histoire précisément le 4 novembre 1995, lorsque le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin fut assassiné par un terroriste ultra-nationaliste israélien, lors d’une manifestation en faveur du processus de paix israélo-palestinien, à Tel Aviv. J’avais 11 ans et j’en ai fait une élocution, mon premier texte engagé. J’ai découvert alors l’ampleur historique du Mal. Le Mal absurde, tragique, incompréhensible. Pour le petit garçon que j’étais, et que je suis resté à l’intérieur de moi, ce Mal est à jamais incompréhensible et intolérable.

Depuis 30 ans donc, je vis donc intimement avec le conflit israélo-palestinien, au fil de son actualité désespérante. Et avec le Mal historique et contemporain.

À l’adolescence, j’ai découvert, en écoutant mes parents, par des livres et des documentaires télévisés, la Shoah, le génocide de 6 millions de Juifs (et d’autres groupes humains) commis par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La Shoah, c’est peut-être une des incarnations les plus évidentes du Mal absolu dans l’Histoire. Le Mal industrialisé, bureaucratisé, systématisé, total, illimité.

Parmi les survivants de ce génocide, beaucoup se sont demandé si on pouvait encore croire en Dieu après la Shoah. Beaucoup ont perdu la foi, non seulement en Dieu, mais aussi en l’Humanité.

On les comprend.

Moi je l’avoue, je n’ai jamais compris le fondement rationnel de l’antisémitisme. Je n’avais jamais entendu, lu ou vu la moindre instance d’antisémitisme dans ma famille ou dans la société. Je ne savais même pas que l’antisémitisme existait avant de découvrir la Shoah. Ma première réaction a été la sidération. Ainsi, on a tué des millions de gens sans aucune raison logique, simplement à cause d’un lien plus ou moins fort avec une religion plurimillénaire ? Les Humains sont-ils complètement fous ?

Plus tard, j’ai découvert aussi le racisme, l’esclavagisme, le colonialisme et l’impérialisme notamment au travers de la Guerre de Sécession aux États-Unis mais aussi à travers l’histoire de la Rome antique. Comme pour l’antisémitisme, je n’avais jamais entendu, lu ou vu la moindre instance de racisme ou de colonialisme dans ma famille ou la société. Bon d’accord, j’avais lu Tintin au Congo et mon grand-père avait parfois des propos racistes sur les Noirs. Et de nombreux livres d’histoire que j’ai pu lire avaient clairement une vision colonialiste et impérialiste de la conquête du monde par les Blancs. Mais personne ne m’a éduqué à être raciste et colonialiste, comme dans d’autres familles, bien au contraire.

Ainsi, avec la Shoah, le racisme, l’esclavagisme, le colonialisme et l’impérialisme, j’avais un condensé de tout le Mal dont est capable homo sapiens envers ses semblables, pour des « motifs » qui défient la rationalité la plus basique.

J’en reviens au conflit israélo-palestinien. Et au caractère construit, appris, transmis, du Mal.

Souvent, j’ai fait cette expérience de pensée, un peu naïve mais pourtant, je crois, très puissante philosophiquement. Imaginons que tous les Humains, et en particulier tous les Israéliens et tous les Palestiniens, deviennent partiellement amnésiques durant une nuit, quant au conflit qui les oppose depuis des décennies, depuis plus d’un siècle. Pendant la nuit, le souvenir de toutes les guerres, de tous les massacres, de toute la haine vis-à-vis de « l’ennemi historique » s’évanouit. Le soleil se lève sur un nouveau jour plein de promesses. Les enfants palestiniens se réveillent, s’habillent et déjeunent avec leurs parents. Les enfants israéliens se réveillent, s’habillent et déjeunent avec leurs parents. Les enfants vont à l’école et les parents vont travailler. Juifs et musulmans se croisent dans le bus, israéliens et palestiniens se saluent sur les trottoirs, sur la route, des plaques d’immatriculation égyptiennes, palestiniennes, jordaniennes, syriennes, libanaises et israéliennes se confondent. Après une journée d’apprentissage et de labeur, chacun rejoint sa famille, dans son foyer, ou ses amis, dans un café. La paix règne sur ce carrefour de toutes les cultures, de toutes les religions, de tous les continents.

Si personne n’apprend aux enfants à chanter des chants de haine, le Mal sera-t-il encore si fort ?

Plus tard, j’ai aussi rêvé d’une solution à un seul État, multinational, laïque, multiethnique, multireligieux. Et pourquoi pas les États-Unis du Moyen-Orient ? Dans ma tête, il était inconcevable, en pure logique, que autant de millions d’êtres humains sur un territoire de autant de kilomètres carrés ne puissent pas former ensemble une entité politique démocratique et pacifique. Aucun observateur extraterrestre ne pourrait comprendre que des individus de la même espèce, sur un territoire commun, fabriquent ensemble un tel malheur artificiel.

Je l’avoue, j’ai régulièrement pleuré devant des films et des documentaires sur la Shoah, sur la guerre, sur le conflit israélo-palestinien, sur le racisme, sur l’esclavagisme, sur le colonialisme et sur l’impérialisme.

J’ai aussi découvert toutes les discriminations envers les femmes, les enfants, les homosexuels et toutes les minorités. J’ai beaucoup pleuré, à nouveau.

Et puis j’ai découvert ce mot célèbre du poète latin Terence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Et cette phrase exprime parfaitement mon rapport décomplexé aux autres, aux autres êtres humains, du passé, du présent et de l’avenir, d’ici et d’ailleurs. Ainsi que ma vision d’un humanisme pour le XXIème siècle. J’affirme haut et fort que non, rien de ce qui est humain ne m’est étranger. J’affirme que mon empathie peut s’étendre à tout ce qui est humain, même ce qui n’est pas de mon époque, de ma couleur de peau, de ma religion, de mon sexe, de mes préférences, de mon pays, de ma culture, de mon histoire, de ma famille, de ma classe sociale.

Oui je peux lire en public un poème d’une poétesse noire et ressentir son préjudice comme s’il était le mien. Oui, ne vous en déplaise, je prétends pouvoir ressentir cela, parce que je suis moi aussi humain. J’ai toujours vu ce qui relie plutôt que ce qui sépare. La Reliance a élu domicile en mon âme.

J’ai peu de difficultés à voir en chaque être humain… un être humain. Mon empathie m’apprend que l’être en face de moi souffre comme je souffre. Et c’est cette capacité commune à souffrir qui fonde notre commune humanité. Et je bénis l’éducation que j’ai reçue qui m’a fait comprendre cela. Si je peux sentir la souffrance de mon prochain, il m’est alors impossible de le faire souffrir en connaissance de cause.

Toutes et tous, nous avons un nombril. Toutes et tous, nous avons une mère et un père biologiques. Toutes et tous, nous sommes faits de la même étoffe dont sont faits les rêves. Toutes et tous, nous sommes reliés par notre cordon ombilical à la même Humanité. Même Hitler, même Netanyahou, même les dirigeants du Hamas, ne m’en déplaise.

Plus récemment, mon empathie s’est élargie au-delà de l’Humanité. J’ai découvert le Mal terrible que nous infligions à tous les êtres vivants non humains sur Terre. J’ai découvert que nous n’étions pas les seuls êtres sensibles, intelligents et même peut-être conscients sur cette planète. J’ai découvert le terrible génocide que nous commettons envers la Vie : l’Écocide.
Plus jamais je n’ai écrasé le moindre insecte sans raison. Plus jamais je n’ai arraché la moindre plante sans motif. Sauf par inadvertance ou par besoin. Je refuse de faire souffrir la moindre forme de vie autrement que pour assurer la mienne propre, quand je n’ai pas le choix.

Voilà pourquoi, par l’empathie qui m’a été donnée, par l’amour qui m’a été donné, par l’intelligence libre qui m’a été donnée, je souffre tellement du Mal commis par l’Humain envers l’Humain et le Non-Humain.

Tant de souffrance. Tant de souffrance. Tant de souffrance. Partout. Partout. Partout. Toujours. Toujours. Toujours. Quand est-ce que ça cessera ?!

Et ma souffrance se démultiplie par mon intolérable impuissance à empêcher ce Mal.

Non, je n’ai pas pu empêcher le Mal depuis ma naissance.

Non je n’ai pas pu empêcher des millions de victimes à travers le monde.

Non je ne peux rien faire -ou presque- pour mettre fin à la guerre en Ukraine, à la guerre en Israël-Palestine, à toutes les guerres et à tous les génocides, à tous les crimes et à toutes les violences. Chaque jour, j’observe des Humains commettre le Mal, sans pouvoir l’empêcher.

Bien sûr, mon impuissance, mon silence et ma passivité pour l’immense majorité des instances ne signifient pas que je suis indifférent au Mal commis partout dans le monde et à toutes les époques. Je m’engage. Je lutte contre une partie de ce Mal. Mais je ne peux pas lutter contre tout le Mal.

Je me révolte contre lui. Je ne l’accepte pas. Je n’y vois aucune nécessité. Mais il est plus fort que moi.

Je suis résolument aux côtés de toutes les victimes innocentes, aux côtés des faibles, aux côtés de ceux qui sont injustement frappés. Mais je n’arrive pas à trouver les moyens de retenir le bras qui tient l’arme et qui frappe.

Je suis aux côtés des victimes de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 et aux côtés des victimes de l’offensive d’Israël immédiatement ensuite. Je suis aux côtés de toutes les victimes de toutes les violences infligées par la main humaine depuis l’aube des temps. Mais j’échoue à faire rempart face à leurs agresseurs.

Je réfute la nécessité et l’inexorabilité de la violence et du Mal. Mais je dois admettre que je ne le vaincrai jamais.

Je ne supporte pas mon impuissance à empêcher ce Mal. Je ne supporte pas que mes proches, ainsi que moi-même, puissions en être victimes. Je ne supporte pas que les êtres vivants non humains, sans aucune défense, puissent en être victimes. Mais je sais que, tôt ou tard, moi et mes proches, nous en serons victimes.

Mon silence et ma passivité devant la guerre en Ukraine et en Israël-Palestine, je ne les supporte pas. Mais je n’ai trouvé aucun moyen de mettre fin à ces désastres. Et que d’heures n’ai-je pas consacré pour essayer de comprendre, pour essayer de trouver des moyens. Mais seul, je ne peux rien. Le Bien dépend aussi de l’action de tous les autres, et pas seulement de mon action.

Je dois vivre, dormir, manger, m’occuper de ma famille. J’ai le droit d’être heureux. Et j’ai décidé de m’engager contre l’Écocide, qui selon moi menace la vie de toute l’Humanité et la Vie sur Terre. Je ne suis qu’un être humain et je ne peux pas m’engager à lutter contre toutes les instances du Mal partout dans le monde, contre toutes les guerres, tous les crimes, toutes les violences. Il y en a beaucoup trop.

Je ne peux qu’affirmer ici ma solidarité avec toutes les victimes et mon indignation envers ceux qui commettent le Mal.

Je ne peux que me révolter, de façon pathétique.

Je sais que c’est insuffisant. Mais je ne peux pas faire plus.

Cependant, je sais que parce que je me révolte, en pensée, en parole ou en acte, selon mes moyens, nous sommes.

Ce mal, je le crie haut et fort, il n’est pas commis en mon nom.




Yitzhak Rabin enfant et sa mère.

Wikipedia

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