Commentaire n°14 : le sort du capitalisme face à l’Écocide planétaire




Je discutais récemment avec un très bon ami économiste et très fin connaisseur de l’écologie, du capitalisme, de la finance et des budgets publics.

Il me disait que le capitalisme et la finance avaient un pouvoir de discipline sur le budget et la politique publics des États, via le taux d’intérêt que les marchés financiers internationaux exigent lorsque les États empruntent pour financer leurs dépenses et leurs déficits. Le pouvoir « disciplinant » des marchés financiers sur le budget des États est un phénomène bien connu des économistes, que le grand public a pu découvrir lorsque la crise financière de 2008 a provoqué après quelques mois une grave crise de la dette publique, en particulier en Grèce vers 2010. La Grèce s’est retrouvée confrontée à une situation budgétairement et financièrement dramatique, incapable d’assurer le service de sa dette (c’est-à-dire rembourser les intérêts des emprunts qu’elle avait contracté sur les marchés financiers internationaux), au point de devoir réduire nettement et brutalement ses dépenses publiques. La population grecque s’appauvrit tragiquement en peu de temps et le pays connut une grave crise politique, tandis que l’Union européenne se déchira entre pays adeptes de la rigueur et pays adeptes de la solidarité entre membres. A ce moment, la pédagogie des faits a permis à de nombreux citoyens non spécialistes de comprendre ce que signifiait le « pouvoir disciplinant des marchés financiers ».

Partant de cette période historique, j’interrogeai alors mon ami sur le pouvoir « disciplinant » des marchés financiers en matière de transition écologique, dans une situation où les pertes et les coûts liés aux catastrophes climatiques augmentent de plus en plus vite chaque année, détruisant des vies humaines, des infrastructures, des marchandises, du potentiel de croissance économique, de la valeur telle que mesurée monétairement et en pourcentage de PIB.

Plus largement, il s’agissait pour nous de savoir si le capitalisme serait capable de relever le défi de l’Écocide, le défi écologique, le défi climatique, après avoir fait le constat que, jusqu’à présent, les gouvernements et les peuples en ont été incapables. Cette question peut paraître incongrue à tous ceux qui, comme moi, estiment que le capitalisme est une des causes fondamentales de l’Écocide, et rigoureusement incompatible avec la soutenabilité à long terme. Mais il importe de se la poser en toute rigueur puisque de nombreux capitalistes estiment qu’il peut régler le problème écologique, et que de nombreux activistes -y compris anticapitalistes- estiment qu’on n’a pas le temps d’abolir le capitalisme avant de résoudre l’Écocide (sic).

Comme le capitalisme repose notamment sur la propriété privée des moyens de production, l’accumulation de capital, le commerce de marchandises, la maximisation du profit et le rapport salarial, et que les marchés financiers alimentent en capitaux issus des propriétaires d’actifs financiers les projets, entreprises et pays susceptibles de maximiser leur taux de profit ou de croissance, on pourrait s’attendre à ce que le capital se retire des projets, entreprises et pays dont le potentiel de création de profit, c’est-à-dire de valeur marchande et de croissance, se réduise voire s’effondre. En effet, les projets, entreprises et pays qui continuent à s’inscrire dans un mode de développement non soutenable, non écologique, fossile, sont normalement voués à détruire de la valeur, à connaître une désaccumulation de capital -par destruction et décote-, à ne plus pouvoir échanger de marchandises, à voir leurs profits s’effondrer, à ne plus pouvoir verser des salaires aux travailleurs, à ne plus pouvoir assurer le service de leur dette.

Prenons un exemple concret, l’Espagne. L’Espagne a connu récemment une vague de chaleur inédite, multipliant les records de températures, au point que la température du sol et la température de l’air ont dépassé les capacités d’adaptation des plantes et cultures de fruits, légumes et céréales autrefois habituées au climat méditerranéen. En d’autres mots, même les oliviers et les citronniers se meurent sous une telle canicule. Or l’Espagne est le potager et le verger de l’Europe. Le climat étant amené à se dégrader inexorablement lors des prochaines décennies, peu importe nos réductions d’émissions de gaz à effet de serre, il ne faut pas être grand clerc pour prédire que la production agricole de l’Espagne va connaître une décroissance voire même un effondrement. Aux yeux du capitalisme, cela signifie que les possibilités de croissance de l’Espagne se réduisent nettement, que l’Espagne aura des difficultés à rembourser les emprunts publics contractés sur les marchés internationaux, et aux yeux des marchés financiers, cela signifie qu’il va devenir plus intéressant de rediriger certains flux de capitaux vers d’autres pays moins impactés par les catastrophes climatiques.

De manière intéressante, on observe déjà des mouvements financiers, purement capitalistes, qui réagissent au réel climatique. Ainsi, des assureurs et des réassureurs -c’est-à-dire des entreprises mondiales avec une énorme capitalisation- se retirent de certains territoires particulièrement menacés par les catastrophes climatiques comme la Floride, la Californie. Ils refusent déjà d’assurer des biens immobiliers menacés par les inondations et les sécheresses, laissant des clients sans assurance.


Mais peu importe qu’on parle de valeur marchande classique selon le calcul actuel du PIB, peu importe que l’on parle d’une valeur « corrigée » avec un « PIB vert » et des « services écosystémiques », peu importe que l’on parle de bien-être dans une conception plus esthétique et éthique de la vie humaine, peu importe qu’on parle de valeur en termes biophysiques selon une conception propre aux « ecological economics » (comme « contributions de la nature »)… le potentiel économique de la Grèce, de l’Espagne et de toute une série de pays du Sud va fortement et inexorablement décroître en net, à cause du réchauffement climatique. Le tourisme, c’est 25% du PIB grec, nous pouvons être quasiment certains que de nombreux touristes n’y reviendront plus durant la haute saison habituelle, suite aux catastrophes climatiques.

En suivant ce raisonnement, le capital devrait continuer à fortement désinvestir de ces pays en effondrement déjà en cours (mais qui l’ignorent). Et les entreprises devraient se délocaliser dans les endroits les plus épargnés à long terme par la catastrophe climatique, pour préserver leur capacité de production.

Cependant, l’économiste Jacques Attali synthétise une série de faits qui invalident totalement l’hypothèse d’un capitalisme et d’entreprises capables de se hisser à la hauteur de l’urgence climatique, à cause notamment de leur irrationalité, doublée de gouvernements majoritairement acquis à ne pas les réguler et de politiciens qui se plient à leurs volontés. Face à l’échec patent du capitalisme, et des États à le réguler, Attali en appelle donc … à l’opinion publique.

Alors que de nombreux scientifiques et penseurs critiques pointent le capitalisme comme une des causes principales de l’Écocide, il est singulier que d’autres estiment qu’il va finir par réguler lui-même la catastrophe écologique. C’est pourtant une opinion très répandue, voire majoritaire dans certains pans de la population, notamment au sein de la droite. L’idée qui domine à droite est effectivement que le capitalisme, la croissance et la technoscience sont les solutions -les seules solutions- à l’Écocide. Et qu’il faut appuyer sur l’accélérateur et non freiner, donc que la décroissance n’est en aucun cas une solution. Certains même poussent le vice jusqu’à reconnaître que « oui le capitalisme est la cause principale de l’Écocide mais que non il ne faut pas l’abolir mais le renforcer car le capitalisme est la solution principale de l’Écocide ». On se perd en conjectures pour comprendre cette opinion qui ressemble fort à une pensée magique.

En fin de conversation avec cet ami, je lui ai posée suivante : que va faire le capital quand PARTOUT sur Terre, le potentiel de « croissance » et de « création de valeur » et de « profit » va se réduire fortement et inexorablement à cause de l’Écocide ? Que va faire le capital quand il n’aura plus AUCUN débouché suffisant pour permettre un profit et une accumulation du capital aux taux exigés par les actionnaires ? Que va faire le capital lorsque les catastrophes écologiques vont DETRUIRE le capital accumulé et EMPÊCHER toute création de valeur et donc distribution de profit ? Face à des perspectives négatives, logiquement, la valeur financière des actifs, donc du capital devrait subir une gigantesque décote -pour ne pas dire un effondrement-. C’est-à-dire que certains actionnaires, certaines entreprises et certains États qui se croyaient riches d’un capital accumulé (des terres, des industries, des actifs financiers), de perspectives de croissance et de profit, vont se retrouver, par à coups, par escalier descendant, par effondrement financier, avec beaucoup moins, voire rien du tout.

Ce sera comme la « Haïtisation » de l’entièreté du monde. Haïti étant un pays oublié du capitalisme, où il n’est pas opportun d’investir, tant les opportunités de profit et d’accumulation du capital y sont faibles. Je conçois bien que le capital compétitif va anticiper tout cela, et chercher les lieux résiduels où une croissance reste possible… jusqu’au dernier moment… mais Attali nous indique que ce n’est pas le cas jusqu’à présent. Le capitalisme n’a même pas cette rationalité là ! Et la poursuite de l’Écocide indique qu’à mesure que la destruction des territoires augmente, les possibilités de croissance et de profit vont se restreindre PARTOUT sur Terre.

Certains, transhumanistes, répondront que la planche de salut du capitalisme est… la conquête de l’espace et la migration vers… une nouvelle planète ! Laissons ces fous à leurs fantasmes.

Je crois qu’on observe là une nouvelle forme de contradiction terminale pour le capitalisme, dont Karl Marx n’avait peut-être pas suffisamment conscience. Je pense que le réchauffement climatique, l’Écocide plus généralement, à défaut de révolution (éco)socialiste ou écologique, va faire s’effondrer le capitalisme à terme, du moins presque totalement. Le reste de l’économie risque de revenir à l’économie de subsistance (en Grèce, en Espagne, en Afrique, en Inde…). Plus tard, si rien n’est fait pour faire cesser l’Écocide, c’est toute l’économie humaine qui s’effondrera et nous fera revenir à un âge pré-industriel, au mieux, à l’extinction au pire. Dans ce cas, il s’agit de choisir entre le capitalisme ou la vie. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une certitude mais de prospective, d’un scénario tendanciel « business-as-usual », comme disent les capitalistes.


Une réponse à “Commentaire n°14 : le sort du capitalisme face à l’Écocide planétaire”

  1. Avatar de Cédric Chevalier

    Synchronie ? Alain Grandjean publie un article sur son blog qui traite de la même question que moi, au même moment : https://alaingrandjean.fr/2023/07/25/faut-sortir-capitalisme-sauver-planete/

    Je vois que nous avons des conclusions diamétralement opposées ici, Grandjean et moi. Je ne serais pas assez fou pour affirmer qu’il est totalement impossible de concevoir un « capitalisme » métamorphosé respectant les limites planétaires, mais avec ma définition du capitalisme, ce nouveau système ne s’appellerait alors plus capitalisme ! Déjà une contradiction liée à la définition. Ensuite, empiriquement, il me semble plus fou de faire confiance au capitalisme pour « ne pas détruire la planète et même la sauver… désormais », vu son historique, que de considérer (comme moi) que c’est très très improbable. Comme espérer qu’un drogué désormais ne le soit plus. Deuxième contradiction. Mais ma troisième contradiction est la plus importante et rejoint celle de Marx, en l’écologisant : je suis convaincu que le capitalisme contient sa propre contradiction car il nie structurellement la limite. Il est conçu intrinsèquement pour l’expansion -il punit systémiquement la stagnation et la décroissance- et donc il transgresse nécessairement toutes les limites, sauf quelques unes où nous sommes parvenues à poser quelques régulations (il ne vend pas les organes des enfants légalement, bien qu’il le fasse illégalement ailleurs, ce qui prouve qu’il cherche partout à tirer du profit de la marchandisation de tout, par accumulation de capital). A nouveau, si qqun me dit : on n’a qu’à augmenter alors toutes les régulations pour forcer le capitalisme à respecter les limites. Je dis en réponse : ce ne sera plus du capitalisme mais un système essentiellement socialiste/communiste/décroissant, où il sera impossible de faire encore du capitalisme. Enfin, la question de l’urgence, comme quatrième contradiction. Il serait « plus raisonnable et rapide d’adapter le capitalisme vu l’urgence écologique » car « abolir le capitalisme, on ne sait pas comment et combien de temps ça prendrait ». Il s’agit pour moi d’un « faux pragmatisme » extrêmement problématique, pour les 3 arguments qui précèdent. Jusqu’à présent, le capitalisme a principalement détruit la Biosphère, c’est démontré, c’est un fait. Alors imaginer qu’on n’a pas le temps de le démanteler ressemble furieusement à une aporie logique. Je pense a contrario que la logique la plus raisonnable exige de démanteler au plus vite le capitalisme, justement vu l’urgence écologique existentielle. Nous n’avons plus le temps de faire confiance à un drogué qui se drogue de plus en plus.

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