Je me permets de partager avec vous cet article sur les travaux scientifiques relatifs à l’Anthropocène : Un lac canadien choisi pour représenter le début de l’Anthropocène.

Et quelques réflexions, dans mon style prospectif habituel, que vous me pardonnerez (le prospectiviste émet des scénarios du pire pour espérer être détrompé, par le fait de les avoir « prophétisés » justement).

La définition de l’Anthropocène au niveau scientifique est un processus scientifique qui a une énorme portée pour la pensée, le discours et l’action écologiques, environnementales, climatiques, sociales, démocratiques (NB : je choisis ici de mettre les adjectifs au féminin).

Potentiellement, une rupture métaphysique (la vision du monde qu’on peut avoir, consciemment et inconsciemment) : le constat scientifique que l’humanité, l’espèce humaine (NB : peu importe les sous-groupes plus ou moins responsables historiquement aux yeux de la méthodologie scientifique de la géologie, pour répondre à une certaine critique venue des sciences humaines qui a sa pertinence par ailleurs mais ne permet pas selon moi de jeter le concept d’Anthropocène à la poubelle) est devenue une force d’ampleur géologique, capable de modifier l’ensemble de la biosphère mais aussi la cryosphère, la lithosphère et l’atmosphère à long terme, et  marquer les couches stratigraphiques également à long terme (couches géologiques, carottes de glaces, sédiments…), avec des marqueurs indubitables.

Ce qui m’a conduit à parler sur mon blog, tant que l’espèce humaine existe du moins, d’Anthropobiosphère et non plus seulement de Biosphère, pour marquer le fait que l’Anthroposhère (la sphère humaine) et la Biosphère (la sphère de la Vie sur Terre, dont nous faisons partie), forment désormais un système combiné, qu’il faut pouvoir analyser comme un tout, et où les variables anthropiques (humaines) sont déterminantes pour évaluer l’état, l’évolution et les seuils d’irréversibilité du système. C’est aussi la thèse du philosophe Clive Hamilton (dans son livre Defiant Earth : une parfaite description de la nouvelle planète sur laquelle nous vivons désormais, et des implications philosophiques et politiques, une telle rebelle à la vie humaine…).

On suit en cela les évolutions scientifiques en sciences humaines, qui étudient de plus en plus des systèmes combinés « humain-territoire-environnement-infrastructure », des systèmes socio-techniques et socio-écologiques, avec « flux et stocks » d’énergie, de matière, d’information, de territoires, d’êtres vivants.

Ce n’est pas sans importance concrète pour l’activisme écologique et social, puisqu’il faut pouvoir concevoir la lutte en ayant bien en tête la réalité matérielle et biologique de ce système combiné. Certaines choses sont (encore) possibles, d’autres pas (plus). La pensée politique doit s’incliner face au réel, implacable. Il y a aussi des limites et des inerties dans l’activisme et ce qu’il va pouvoir (encore) délivrer comme résultat.

Un problème grave pour l’activisme et la politique est la Grande Accélération. Une lutte d’aujourd’hui peut être périmée demain, très rapidement, par l’évolution (destruction) de plus en plus rapide du système Anthropobiosphère. Comment/Pourquoi lutter encore pour sauver une forêt qui est déjà partie en fumée ? (pourra-t-elle repousser dans le nouveau climat terrestre ?) La stratégie générale des mouvements et activistes doit donc nécessairement être très souple et adaptative, et capable de garder plusieurs coups d’avances pour ne pas être périmées par les divers effondrements déjà en cours. Il faut viser un point dans le futur qui tienne compte d’inexorables défaites sur la trajectoire préalable. En espérant remporter à ce point une bataille décisive, plutôt que de perdre sa capacité d’actions sur des batailles déjà perdues d’avance (le 1,5°C… selon de plus en plus de scientifiques, et mes excuses pour les climatologues les plus déterminés). Le problème d’un cadre de pensée stratégique périmé est qu’il ne s’inscrit plus dans le réel, et diminue fortement les chances de victoire.

La prospective devient un ingrédient stratégique indispensable pour l’activisme, ce qui demande une audace encore plus forte. On ne fait pas bouger la fenêtre d’Overton en restant dedans…

Avant 2018, certains dans les mouvements et scientifiques et partis avaient beaucoup de difficultés avec le mot « urgence écologique« . J’en ai été personnellement témoin, étant porteur extrêmement actif à l’époque de ce mot. On craignait ce mot pour ses implications politiques, surtout l’expression « état d’urgence« . Aujourd’hui, ce mot d’urgence, et même l’expression « état d’urgence », est devenu mainstream puisque le SG de l’ONU le prononce tous les jours. Comme de plus en plus de scientifiques (planetary emergency : Johan Rockstrom).

Avant la pandémie, le mot « résilience » était confidentiel. Il a connu le même succès exponentiel depuis lors.

Aujourd’hui, le mot « décroissance » apparaît à l’avant-garde du mouvement, mais n’est pas encore relayé par les associations et institutions les plus puissantes ni les partis, même écologistes ou écosocialistes ou écomarxistes. Greta Thunberg l’a effleuré quelques fois… Il est vu « avec des pincettes » par les franges les plus à la pointe de la lutte sociale-écologique. Je ne pense pas me tromper de beaucoup si je vous prédis que la décroissance va devenir LE sujet dans les prochaines années. Le succès de Timothée Parrique et de la grosse conférence à Bruxelles sur la post-croissance sont des signaux indubitables à ce stade. Je ne doute pas que les scientifiques lucides parviendront progressivement aux conclusions qui s’imposent : seule une réduction drastique et immédiate de la voilure (par exemple la mise au sol de l’aviation touristique et commerciale facultative, depuis la pandémie on sait que c’est possible sans tuer personne, idem pour le SUV et plein d’autres choses non vitales et qui profitent à une extrême minorité mondiale) va permettre de réduire les émissions dans les ordres des grandeur requis éthiquement et scientifiquement. Sachant que les scénarios optimaux sont inaccessibles depuis déjà quelques décennies, et qu’il ne reste plus que des scénarios « entre deux maux le moindre ». Cela donne une énorme plus-value à la décroissance qui réfléchit depuis plus de 50 ans à une pensée politique cohérente et complète pour mener à bien cette réduction de voilure rapide.

Cependant, la décroissance heureuse, c’est game over, malgré ma sympathie. Je ne dis pas qu’il faut être malheureux pour accomplir ce qui doit être fait mais seul un fou peut encore affirmer que la meilleure trajectoire encore accessible n’est pas une défaite nette pour tout le potentiel de l’Humanité, une réduction objective du champ des possibles de l’Holocène.

Cela nécessite un autre discours, « du sang et des larmes » auquel nous sommes bien peu habitués, un sens du tragique, une sens de l’éthique de la Résistance oublié depuis 1945, et rappelé régulièrement par le philosophe Edgar Morin, tout en gardant la joie de vivre et l’idée que l’aventure humaine n’est pas terminée (autre écueil chez nombre d’entre nous, déjà aujourd’hui).

Cela nécessite une autre sorte de femmes et d’hommes politiques, d’une autre carrure, qu’on espère voir émerger très rapidement…

Cela nécessite une détermination capable de s’étendre à une mobilisation générale de la société (il ne reste plus que ce scénario parmi les scénarios crédibles).

Et à une union inter-idéologique des bonnes volontés (comme dans la Résistance).

Sans m’étendre, je prédis donc également le renforcement du succès de toutes les convergences rouges-vertes de type décroissance (juste), écosocialisme (décroissant), écomarxisme, social-écologie ou autre écologie sociale, avec l’idée de Green New Deal ou autre Pacte social-écologique. C’est-à-dire toutes les pensées politiques qui ont acté les limites planétaires, l’impératif de la justice sociale et l’impératif de la démocratie. Toutes les autres pensées politiques sont désormais hors sol ((néo)libéralisme, humanisme chrétien traditionnel, social-démocratie, communisme productiviste, accélérationnisme, transhumanisme, écologie de la croissance verte, etc.).

Puisqu’il paraît clair que la question écologique comprend l’environnemental et le social, et que la notion de justice doit être mobilisée et utilisée comme principe directeur de tout changement politique d’envergure. Il va falloir ne laisser personne de côté pour imaginer un mouvement historique capable d’emporter la métamorphose qui est nécessaire, via des partis relais qui partageraient au moins le hardware écologique, social et démocratique (écolibéralisme ? écosocialisme ? écologie intégrale chrétienne ?)

Je maintiens que l’évolution rapide de la situation va bientôt nous amener à une forme de singularité historique que l’on voit se profiler peu à peu, c’est-à-dire à la question de « l’état d’urgence » sans majuscule -non démocratique- VS l’Etat d’Urgence (avec majuscules pour Etat et Urgence) -démocratique-, dans un contexte réel d’urgence structurel et perpétuel, tel que Thibault de La Motte et moi l’avons théorisé dans notre essai « Déclarons l’Etat d’Urgence écologique », préfacé par Olivier De Schutter.

Il y a une forme de condensation d’énergie historique qui va devoir se libérer, la trajectoire de la biosphère va percuter la trajectoire politique, de plus en plus. La démocratie ne peut plus rester au balcon.

Et vous savez quelle est la situation de la démocratie en Wallonie, à Bruxelles, en Belgique, en Europe, dans le monde. Pas bon.

Nous avons été débordés chez nous par l’urgence pandémique, l’urgence des inondations en Wallonie, l’urgence des incendies, des sécheresses, des inondations, des tempêtes, devient la norme ailleurs dans le monde, parfois et de plus en plus simultanément. Parallèlement, on observe une hausse de tous les autoritarismes, de tous les fascismes, et un raidissement clair du néolibéralisme, et les activistes sociaux et écologiques sont criminalisés (ou tués) partout dans le monde. On voit apparaître des partis nouveaux, réactionnaires dans les démocraties, fondés sur le rejet du réel (aux Pays-Bas récemment, après les USA, le Brésil, le Royaume-Uni, etc.).

Les causes fondamentales de notre situation (l’Illimitisme ou refus de la limite) sont les mêmes qui créent les résistances actuelles à l’institution de la limite (même avec des lois encore aussi faibles que la loi de restauration de la nature actuellement discutée). Tout début d’institution de la limite se heurte à la métaphysique illimitiste à la base de notre civilisation. Le capitalisme, la croissance, le néolibéralisme, le transhumanisme, ne sont que des avatars divers de ce refus anthropologique, culturel, de la limite.

Il y a clairement un raidissement réactionnaire, très dangereux, à mesure que le réel donne raison au diagnostic des scientifiques, des écologistes et des décroissants. Une forme de déni et de rejet-projection de nature psycho-pathologique.

Cela peut créer un schisme au sein de la population, même dans les démocraties, entre les terrestres et les hors sol (Bruno Latour). Ce déni-projection mène déjà à des passages à l’acte : on violente des hérauts de la métamorphose, journalistes, activistes, associatifs, politiques… Il y a une « haine ordinaire de l’écologiste » que je pressens et vois naître, chez ma voisine, chez les agriculteurs, au sein de la droite. C’est interpellant.

Ce qui implique que les situations d’urgence réelles vont se multiplier, inexorablement – il suffit de regarder les températures dans le monde et en Europe et Afrique du Nord, dantesques (40-50°C), pour s’en convaincre – dans un contexte où les fascismes sont en nette hausse. Or ces fascismes utilisent systématiquement les situations d’urgence pour renforcer et instaurer la dictature et le totalitarisme (souvent la dictature commence le jour où est déclaré l’état d’urgence et suspendue la Constitution).

La démocratie n’a donc pas le choix que de se hisser à la hauteur de l’Urgence en approfondissant la pratique démocratique. Je réfute totalement la thèse de la dictature écologique, ça ne tient pas du tout la route. Seule la démocratie dispose de la légitimité, de la souplesse, de la créativité, nécessaires pour relever le défi de cette urgence existentielle. Evidemment, cela implique une forme « d’économie de guerre » (voir notamment l’ouvrage de Jorion et Burnand-Galpin : Comment sauver le genre humain, pour une histoire et une perspective de l’économie de guerre pour sauver la planète et nous avec). La pente de la courbe de réduction des émissions à 2030 devient verticale à mesure que l’inertie actuelle demeure. Seule une « économie de guerre » pourra encore faire le job. De plus en plus de scientifiques l’ont théorisée et étudiée (ex : Strategies for Rapid Climate Mitigation Wartime mobilisation as a model for action?)

Il va sans dire que l’opinion démocratique n’est pas du tout prête à ce qui va être nécessaire. Et les partis et associations et leaders d’opinion sont en partie responsables de ce grave décalage de la fenêtre d’Overton par rapport aux nécessités du réel (la fenêtre écologique des possibles : formalisées notamment par les limites planétaires justes récemment publiées dans la littérature scientifique). Comment va réagir la population quand elle sera (elle l’est déjà presque) au pied du mur de l’Ecocide planétaire ? Mal, très mal, comme elle commence déjà à le faire.

On a besoin de grandes narratrices, de grands conteurs, de personnages politiques capables de mettre en récit la catastrophe qui nous arrive, pour que les histoires délétères ne prennent pas tout l’espace psychique dans la population. Ces récits doivent être terrestres, ancrés dans le sol, tenir compte du réel. Mentir ou être euphémiste ne garantit pas la confiance. Feriez-vous confiance à un médecin qui ne vous a pas dit les choses en face ?

Pourtant la démocratie n’a pas/plus le choix de refuser de traiter la question de l’Urgence, des urgences, et de l’exceptionnalité, si elle veut rester une démocratie… et ne pas être dévorée par tous les autres idéologies barbares qui émergent à nouveau (qu’ils soient de type Trump – néofasciste – ou de type Macron – néolibéral à vocation autoritaire -).

Le vote d’aujourd’hui sur la loi européenne de restauration de la nature (je ne connais pas le résultat à l’heure d’écrire ces mots) est un excellent exemple de la grande ligne de faille politique qui va définir le XXIe siècle (et l’avenir de l’Humanité). Entre le refus du réel et ceux qui veulent en tenir compte. Avec en arrière plan, la question cruciale de la social-écologie, de la transition juste, de la justice sociale (car la loi européenne devrait être accompagnée d’un Green New Deal pour soutenir la transformation agro-forestière massivement, en parallèle… pour espérer tuer la contestation, en partie légitime, alimentée par la peur du futur). Le secteur agricole a été complètement néolibéralisé (j’allais écrire « décérébré ») par des décennies de politiques mortifères. Les agriculteurs sont des polytraumatisés. On n’emportera pas leur vote sans un Green New Deal agro-forestier.

Bref, je voulais rebondir sur cette actualité concernant l’Anthropocène, nouvelle époque dans laquelle nous vivons, et en profiter pour brosser à grands traits mes réflexions du moment en tant que prospectiviste amateur, et conseiller de cabinet dans 3 gouvernements à ce jour, ce qui me permet d’observer de l’intérieur de la décision politique en cette période historique, sans aucune illusion, tout en ayant de nombreux contacts parmi les scientifiques et les activistes que vous êtes.

Plus que jamais, j’ai l’impression que l’expression « écologie ou barbarie », va résumer le XXIe siècle.


Crawford Lake, Ontario, Canada

Wikipedia

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