Méditation n°15 : considérations sur l’engagement et la joie de l’écrivain





L’écriture est née progressivement avec la civilisation, au 4e millénaire avant Jésus-Christ. Elle est né du besoin d’enregistrer des informations au delà des capacités de la mémoire et de la vie humaines. Au fil du temps est apparue une nouvelle classe, celle des scribes, des clercs, des fonctionnaires, c’est-à-dire la classe de ceux qui maîtrisent l’écriture, la lecture et qui préservent et utilisent les documents écrits. La figure de l’écrivain est apparue bien plus tard, au cours des derniers siècles, à partir de la Renaissance et surtout du Siècle des Lumières. Pour avoir un écrivain, il fallait que l’individu existe, et il fallait que ce rôle prime sur les autres rôles de l’individu, dans une société où se développait la publication de masse et le rôle des idées. La classe des lettrés s’est étendue progressivement de l’élite jusqu’à englober une grande partie de la population dans les démocraties modernes, suite à l’introduction de l’enseignement obligatoire.

Aujourd’hui, savoir lire et écrire sont considérés comme des prérequis pour tous les citoyens, même si une part importante de la population reste malheureusement en pratique analphabète ou du moins, incapable de maîtriser suffisamment le langage, la lecture et l’écriture à un niveau élémentaire ou moyen. Cette réalité est malheureuse car la philosophie établit nécessairement -car elle est une activité par nature de pensée, de discours, de lecture et d’écriture- que l’émancipation de l’individu et des sociétés humaines repose sur un socle minimum de capacité en la matière. Pour être libre, il faut être réflexif, autonome et responsable, et donc capable de penser, écouter, parler, lire et écrire dans une langue, et donc maîtriser l’écriture.

Mais tout le monde n’est pas écrivain.

L’écrivain est devenu une figure historique, et une figure de l’Engagement, à partir du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, avec le J’Accuse d’Emile Zola, émerge la figure de l’Intellectuel, indissociable de celle de l’écrivain engagé. Mais c’est au XXe siècle que se cristallise la fonction de l’intellectuel public, écrivain engagé, avec des théorisations de cette fonction par les philosophes Jean-Paul Sartre et Michel Foucault.

A l’extrême, on pourrait considérer qu’est écrivain celui qui écrit, dès qu’il écrit, et nous serions des millions voire des milliards. A l’autre extrême, on dirait que seuls sont écrivains ceux qui sont reconnus principalement comme tel, avec tout le prestige que cela suppose, d’être connu, reconnu par les institutions et les critiques, et d’avoir des milliers de lecteurs fidèles d’une œuvre immortelle. Entre les deux, peut-être faut-il élargir la focale, avec des écrivains amateurs ou professionnels, débutants ou confirmés, oubliés ou redécouverts, inconnus ou célèbres, méconnus ou surestimés, prometteurs ou médiocres, primés ou ostracisés, établis ou précaires, talentueux ou non, actifs ou pensionnés, etc.

Aujourd’hui, avec les influenceurs, les youtubers, les instagrameurs, et autres « créateurs de contenus », dans une époque où l’image, le son et la vidéo priment largement sur le texte, où certains décrivent une chute inexorable de la capacité et du temps d’attention des gens, on pourrait se demander quelle est encore la place de l’écrivain, de l’intellectuel, du texte et du livre.

Mais laisse-là ces considérations générales pour en venir à des considérations particulières, qui te concernent.

Tu te piques outrageusement d’être un écrivain amateur, débutant, inconnu mais ambitieux, puisque tu as écris de nombreux textes, billets, cartes blanches, articles, et, plus récemment deux essais philosophiques et politiques. Tu sens intuitivement que tu disposes d’une certaine expérience, d’une certaine expertise voire peut-être d’un certain talent dans ce domaine. Mais comme de nombreux écrivains confirmés l’ont affirmé : il est possible que le talent ne soit qu’une illusion et que seul le travail, encore le travail, toujours le travail, fasse la différence entre un écrivain dilettante et un écrivain reconnu, dont l’œuvre influence quelque peu les gens de son époque, dont l’œuvre laisse une trace.

C’est pourquoi celui qui ambitionne de devenir écrivain doit comprendre de quoi il s’agit, comprendre ce qu’est qu’écrire, ce qu’est l’écriture, ce qu’est un écrivain, ce qu’est un ouvrage, ce qu’est une œuvre, et comment on perfectionne cet art.

L’observation minutieuse du réel, sans états d’âmes, est ici encore ta boussole. Tu énumères de premières considérations :

  • Écrire 24h sur 24, 7 jours sur 7, toute l’année, toute ta vie, est impossible, non nécessaire, non souhaitable.
    • Écrire est un dur labeur qui mobilise toute l’énergie de la conscience, de l’attention, du cerveau et même du corps. Écrire fatigue et nécessite du repos pour récupérer.
    • Tu dois satisfaire tes besoins fondamentaux.
    • Il y a régulièrement d’autres activités plus nécessaires qu’écrire.
    • Qui voudrait qu’écrire se fasse au détriment des autres joies de l’Existence ?
  • Inutile de sacrifier ton existence et ton bonheur à l’écriture.
    • Écrire dans la joie d’exister est possible, nécessaire, souhaitable.
    • Écrire peut-être une forme d’engagement, parfois au risque du sacrifice quand on défend la liberté sous le joug, mais écrire est aussi, en temps de paix et de loisir, un plaisir esthétique pour l’auteur et le lecteur.
  • Il n’est pas exigé de renoncer à l’Amour pour devenir écrivain.
    • Les plus grandes œuvres ne sont-elles pas nées de l’Amour ?
    • Écrire est un acte d’Amour.
  • On peut fonder une famille, élever des enfants et être écrivain.
    • Léon Tolstoy, Mary Higgins Clark, … étaient auteurs et pères ou mères de familles nombreuses.
  • Il n’est pas nécessaire de vivre en ermite ou d’habiter seul pour devenir écrivain.
    • L’activité d’écrire nécessite cependant des plages quotidiennes de tranquillité et de retrait, et parfois de longues périodes de solitude prolongée.
  • Arrêter de travailler n’est pas requis pour devenir écrivain.
    • Écrire n’est pas équivalent à vivre.
      • Il y a autre chose que l’écriture dans la vie même si écrire peut aider à vivre soi et l’Autre.
    • Plus on a de temps, plus on le perd.
      • Face à un temps en apparence infini, on perd l’urgence d’agir et on se noie dans l’oisiveté, la procrastination et les distractions.
      • Si vous voulez faire avancer rapidement un projet, confiez-le à une personne très occupée.
    • Des écrivains parmi les plus grands avaient un emploi rémunéré et écrivaient de grandes œuvres en marge de cet emploi.
      • Albert Camus -journaliste- ;
      • Jean-Paul Sartre -professeur de philosophie- ;
      • Roger Vailland -journaliste- ;
      • Romain Gary -diplomate- ;
      • Antoine de Saint-Exupéry -aviateur- ;
      • Jacques Attali -conseiller politique- ;
      • François Mitterrand -président de la Répuplique- ;
      • Marc-Aurèle -empereur- ;
    • Il est possible qu’arrêter de travailler pour écrire soit une mauvaise idée dans la plupart des cas.
      • Certains des plus grands auteurs tirèrent de leur expérience professionnelle leurs plus belles œuvres.
      • Très peu de gens peuvent écrire plus d’un certain nombre d’heures chaque jour.
      • Tout le monde n’écrit pas des livres d’une traite.
    • Conserver un emploi rémunéré permet aussi de mieux écrire.
      • Cela procure une sécurité matérielle.
      • Cela structure la vie quotidienne.
      • Cela maintient la connexion avec le monde, les gens, l’actualité.
      • Cela préserve le lien avec la réalité de terrain.
      • Cela fournit des sources d’inspiration (événements, personnalités, problématiques, etc.).
      • Cela crée une boucle réflexive entre la pensée et l’action, entre la retraite solitaire et l’action collective.
      • L’emploi lui-même devient le sujet de l’écriture.
        • Antoine de Saint-Exupéry a écrit plusieurs livres comme pilote de l’Aéropostale puis de l’Armée de l’air française.
  • Il n’est pas indispensable de vivre de sa plume pour devenir écrivain.
    • Peu nombreux sont les écrivains qui vivent de leur plume
      • Encore moins nombreux ceux qui en vivent entièrement.
      • Certains des plus grands écrivains n’ont jamais vécu de leur plume.
      • Les seuls qui vivent un peu de leur plume produisent des œuvres populaires pour leur époque, et non des traités de métaphysique ou des essais…
  • On peut être à la fois un homme d’action et un écrivain.
    • L’Écrivain engagé n’est pas moins dans l’action que l’homme d’action.
    • L’homme d’action engagé n’est pas moins dans l’écriture que l’Écrivain.
  • Écrire est une des formes légitimes de réponse à la question éthique du que faire ?, à la fois comme joie esthétique, comme reliance à l’Autre, comme engagement éthique et comme réflexion métaphysique et spirituelle.


N’es-tu pas plus rassuré maintenant ? Oui ? Alors maintenant, écris !

Photographie d’Antoine de Saint-Exupéry devant son avion, l’Intransigeant (non datée)


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