Le terrible paradoxe de la lucidité





« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »

William Shakespeare, La tempête.


Être lucide signifie voir avec clarté ce qui est. Ce qui est, c’est le Réel, l’Univers, Soi-même, l’Autre, l’Existence.

Le mot lucidité a pour racine étymologique le champ sémantique de la lumière. Ses nombreux synonymes permettent de mieux le comprendre : acuité, à-propos, bon sens, clairvoyance, clarté, connaissance, conscience, discernement, facultés, finesse, intelligence, netteté, pénétration, perspicacité, présence d’esprit, raison, sagacité, sûreté, sens, subtilité, tête. Ses antonymes achèvent de cerner son sens : aveuglement, crédulité, égarement, fanatisme, folie, illusion, passion, délire, démence, enivrement, imbécilité, inconscience, ivresse.

Retenons en particulier les synonymes de clairvoyance et de conscience, et les antonymes d’aveuglement et d’illusion. Être lucide, à nouveau, c’est voir clair, c’est être conscient donc ne pas être aveugle ni victime de l’illusion.

On peut tout à fait dire que la philosophie est fondamentalement une grande entreprise de lucidité. Son sens étymologique premier est « amour de la sagesse » (contre la folie et la démesure). Son principe est la Vérité, c’est-à-dire voir, penser et dire ce qui est (contre l’illusion, l’erreur et le mensonge). Sa méthode principale est la pensée réflexive (contre la pulsion, la passion, l’imbécilité). Sans détourner le regard, sans nous illusionner, sans travestir nos observations dans notre discours, sans nous mentir et sans mentir, devenir de plus en plus lucide est certainement l’entreprise de toute la philosophie, c’est-à-dire la finalité de la sagesse.

Puisque le mensonge y fait obstacle, la lucidité implique la vertu de la sincérité. Or la sincérité est le cœur de l’écrivain. Ce qu’on attend d’un écrivain, c’est d’être sincère.

La lucidité est une œuvre permanente de réduction d’écarts. L’écart entre ce qui est, ce que j’en perçois, et ce que j’en juge. Il s’agit de retirer tout ce qui est superflu, qui fait obstacle, pour s’approcher de l’essentiel.

La lucidité impose à son tour une autoréflexivité : elle est impossible au sens strict. A jamais, la conscience déploie sa faible lueur dans les ténèbres environnantes. La lucidité est limitée et non illimitée. La lucidité maximale dont un être humain est capable est de reconnaître qu’elle est bornée. Médiocre, biaisée, incomplète, inaboutie, pleine d’illusions résiduelles, malgré les efforts d’une vie entière, même chez les plus grands sages que l’Humanité ait porté comme Bouddha, Jésus, Spinoza, etc.

La lucidité, c’est aussi regarder son reflet dans le miroir, c’est-à-dire les rayons lumineux qui sont réfléchis par nous, puis par le miroir, puis captés par nos sens. C’est aussi un élément de réflexivité. La réflexivité passe par soi mais aussi par l’Autre. Pour exister en tant que conscience, il est vraisemblable que nous avons besoin de l’Autre, de son altérité radicale qui permet de nous situer relativement au reste de l’Univers, et aussi de partager nos observations sur ce qui est avec nos semblables. Même si in fine la lucidité impose de parvenir au constat que le Soi est également une illusion et que, peut-être, l’Autre est également une illusion, si pas l’Existence toute entière.

La lucidité est donc un paradoxe. Plus elle s’approfondit, plus elle s’autodétruit. Plus j’en sais, moins j’en sais. Plus je doute, plus mes doutes s’approfondissent. La lucidité ne mène-t-elle pas au constat du Néant, de l’Absurde, de l’Anomie, du Mal, du Tragique ?

La lucidité pose également problème en éthique et en politique. Elle tend à rendre le bonheur et l’engagement impossibles. Comme le philosophe Baruch Spinoza, il faut articuler lucidité, joie et puissance d’agir. Si je suis lucide, puis-je encore être heureux ? En sachant tout ce que je sais, comment être encore heureux ? Si je suis lucide, puis-je encore m’engager ? En sachant tout ce que je sais, comment encore m’engager ?

A première vue, la lucidité semble aller de pair avec les passions tristes et diminuer notre puissance d’agir :

  • L’Existence est Absurde. Il n’y aucun sens donné.
  • Ma puissance d’agir est fortement limitée.
  • Je ne peux quasiment rien maîtriser dans l’Univers, ni l’Existence, ni la Vie, ni l’Autre, ni la Politique, ni le Mal, ni moi-même.
  • Le Mal existe et existera toujours.
  • Je vais mourir et avant cela, vieillir, tomber malade, voir des proches mourir, subir le Mal infligé par l’Autre et constater que ma vie n’aura rien changé ou presque de la marche du monde.
  • Tout ce que je ferai sera insignifiant ou presque.
  • L’espèce humaine disparaîtra tôt ou tard, ainsi que la Vie sur Terre.
  • Les civilisations sont mortelles, elles peuvent décliner et s’effondrer.
  • L’Histoire démontre que les meilleurs individus, même coalisés, même majoritaires, ne peuvent empêcher le Mal de s’exprimer dans les pires désastres comme l’esclavagisme, la torture, la misère, la Deuxième guerre mondiale, la Shoah ou le conflit israélo-palestinien.
  • La philosophie n’a jamais résolu et ne résoudra jamais le problème de l’Existence, ni de son sens, ni du Mal.


L’illusion, l’aversion et le désir ne sont pas les seules causes de la Souffrance. Contre Bouddha a priori, nous devrions y ajouter aussi la pensée juste, c’est-à-dire la lucidité. La lucidité, dans ses sphères les plus hautes, est indéniablement une des causes majeures de la Souffrance. Avec Bouddha, avec Spinoza, avec d’autres sages parmi les sages, il semble que seul le dépassement de la lucidité par elle-même -la lucidité par rapport aux limites de la lucidité- puisse nous rapprocher de la sagesse, de la joie, de la béatitude.

A quoi bon, finalement être lucide ?

Pour être heureux, ne faut-il pas s’illusionner un peu ?

Pour s’engager, ne faut-il pas se mentir un peu ?

Être lucide n’implique-t-il pas de ne pas l’être ?
Du moins pas trop, pas complètement, pas toujours ?

La lucidité réflexive, qui a trouvé ses propres limites, n’ouvre-t-elle pas la voie à la poésie et à la foi ?

Pour vivre, ne faut-il pas fermer un peu les yeux, afin de pouvoir rêver, de ces rêves qui forment notre étoffe ?

Voilà, peut-être la voie du milieu.


Miranda, watching the storm (1888), par Frederick Goodall (1822 – 1904)

Miranda (The Tempest) – Wikipedia

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