Suspendre le jugement est presque impossible


La critique est une forme de jugement et le jugement une forme d’évaluation d’une information. Derrière la critique, le jugement et l’évaluation, se cache l’idée de la valeur de quelque chose. Nous évaluons en permanence, consciemment et inconsciemment, les informations qui nous parviennent car il s’agit d’un automatisme cérébral. La suspension du jugement n’est obtenue que par des exercices volontaires comme la méditation, la rationalisation philosophique ou la méthode scientifique, qui suspendent ou modifient partiellement nos automatismes cérébraux, ce qui nécessite un effort conscient. Cette suspension n’est que partielle et n’arrête pas l’évaluation inconsciente et automatique des stimuli internes et externes à notre cops.

Des scientifiques ont montré que notre cerveau pouvait adopter plusieurs modes de fonctionnement plus ou moins contrôlés ou automatiques, conscients ou inconscients (formes de sommeil, éveil méditatif, rêve éveillé, hyper-concentration sur un problème, stress et réaction automatique face à un danger, etc.). L’évaluation cérébrale peut ainsi être plus ou moins rigoureuse en fonction des circonstances. Le jugement peut-être inconscient mais la critique implique quant à elle un effort de jugement conscient. C’est ainsi qu’elle se distingue de l’évaluation et du jugement, par son caractère conscient, volontaire.

Le « refus de juger », souvent arboré par certains dans les débats, s’il ne s’accompagne pas d’un exercice volontaire qui suspend effectivement, au moins partiellement, le jugement automatique de notre cerveau, apparaît donc comme une pétition de principe. Ceux qui prétendent « ne pas juger » sans avoir mis leur cerveau dans les conditions de le faire, risquent de se tromper eux-mêmes en laissant des processus inconscients piloter outre mesure leur conscience. Dans ce cas, le « refus de juger » s’apparente au « refus de reconnaître la part inévitable de jugement en nous », une illusion donc. Néanmoins, la suspension du jugement est une quête tout à fait noble et utile, car elle constitue une tentative de dépasser nos illusions pour s’approcher d’une perception juste d’un phénomène.

Venons-en maintenant à la critique comme forme de jugement et d’évaluation.

Qu’est-ce que la critique ?


Nous prenons ici la critique comme jugement conscient émis volontairement par un acteur sur quelque chose. Un acteur est une entité qui agit. Cet acteur qui émet un jugement peut-être un individu, un groupe, une institution. Ce quelque chose sur lequel porte le jugement peut-être un autre individu, groupe ou institution ; ou un ou plusieurs de leurs actes ou productions (idée, chose, processus, …). Juger signifie estimer la valeur de quelque chose. La valeur peut avoir un sens philosophique, éthique, politique, économique, social, psychologique -un sens affectif dans tous les cas.

La critique peut-être informelle ou formelle, publique ou privée, constructive ou non, radicale ou modérée, approfondie ou superficielle, provisoire ou définitive, etc.

Distinguer les alliés et les ennemis


Nous critiquons sans cesse les autres et leurs actions, et inversement. Dans un sens systémique, la critique pourrait être vue comme une boucle de rétroaction, de régulation, de feedback, du système humain. Sans critique, nous courrions le risque de persévérer dans des pensées, des paroles et des actes néfastes pour nous et les autres, faute de feedback. Il faut donc accepter le caractère inévitable et nécessaire de la critique dans les affaires humaines.

La critique est au cœur de l’action de philosopher, de la méthode scientifique, de la création artistique, de la politique, des relations humaines de qualité.

Derrière la critique, se cache la volonté de renforcer, neutraliser ou déforcer un phénomène, un processus, ou une partie de ce processus, sur lequel on porte un jugement.

Si l’on est un acteur engagé, il importe cependant de distinguer la critique « amie » de la critique » ennemie », en passant par la critique « neutre » (qui n’existe quasiment jamais). Et il importe de distinguer l’intention affichée, l’intention inconsciente, et les impacts effectifs d’une critique. Personne n’est jamais tout à fait innocent.

Un maître de musique peut donner un jugement critique à son élève, une note, une évaluation, par laquelle son intention est de faire progresser son élève. Il s’agit clairement d’une critique constructive, bienveillante, « amie ». Le même maître de musique, pour des motifs peu avouables (jalousie, haine, racisme, etc.) peut donner le même jugement critique au même élève, avec l’intention -consciente ou pas- de le démotiver et le démobiliser, afin qu’il abandonne la musique.
En tant qu’élève musicien ayant le désir d’en faire son métier et sûr de son talent, il importe de pouvoir distinguer tôt ou tard ses « amis » et ses « ennemis » dans la critique, sous peine de voire sa carrière et son talent réduits en cendres. Parfois, une critique bien-intentionnée est infondée tandis qu’une critique malintentionnée est source d’apprentissage. Il est rare qu’on ne puisse tirer un enseignement utile, même de la critique la plus infondée et la plus malveillante, qui révèle l’adversaire sans qu’il ne s’en rende compte.

Par l’entremise de l’écologie de l’action, l’intention bienveillante peut mener à une action aux impacts néfastes. Critiquer ses amis en public peut mener nos ennemis communs à utiliser cette critique pour déforcer notre cause commune. C’est pourquoi, l’usage de la critique ne peut se faire sans une lucidité sur la mécanique du réel, sans une éthique de responsabilité et de conviction, ni sans stratégie.

L’art de la guerre


En démocratie, on convient que les rapports de force entre intérêts contradictoires sont réglés non par la violence mais par la délibération issue du débat public. C’est pourquoi la critique est essentielle au fonctionnement sain des affaires civiles. Les citoyens gouvernés doivent pouvoir critiquer les autres citoyens et les gouvernants ; et les gouvernants doivent pouvoir critiquer les citoyens et les autres gouvernants. La presse doit pouvoir jouer son rôle de « 4e pouvoir » en permettant à chacun de porter sa critique dans l’espace publique, et en ajoutant sa propre critique éditoriale. On doit garantir à l’institution scientifique de pouvoir œuvrer librement, ce qui implique que les scientifiques peuvent apporter leur critique informée également dans l’espace public. Le délit d’opinion est proscrit, la censure, interdite par la Constitution. Au sein des partis, la critique est sérieusement compromise par des effets grégaires mais doit pouvoir être préservée sous peine de mener à la pensée unique et à des erreurs d’anthologie, faute d’intelligence collective. Profitons-en pour remarquer que la critique, sous forme de contradiction, est indispensable à l’intelligence collective. Sans divergence de jugement, il est impossible d’établir un jugement collectif robuste et résilient. Sans contradiction parmi les décideurs, le risque d’erreurs lourdes est maximal. Un bon état-major doit toujours comprendre des personnalités antagonistes et divergences pour assurer la meilleure prise de décision possible.

La personne engagée ne doit pas sous-estimer le caractère conflictuel du rapport de force démocratique, l’importance de la critique comme outil d’engagement primordial pour peser sur ce rapport de force, et la présence de forces adverses prêtes également à en user.

C’est pourquoi toute personne engagée doit développer un certain « art de la guerre » civil pour voir sa cause l’emporter. Au sein de cet « art de la guerre », figureront plusieurs chapitres consacrés à la critique dans l’espace privé et public, entre amis, contre les ennemis, en cuisine ou en salle, dans les médias ou dans les institutions, en guise d’exercice interne ou en conditions réelles de lutte.

Dans l’art de la guerre appliqué en démocratie, il n’existe aucune règle absolue mais des principes théoriques et empiriques qui doivent être actualisés chaque fois en situation. Nul ne descend dans l’arène du réel sans stratégie, qu’à ses risques et périls.

Comment répondre aux critiques ?


Nous ne répondrons pas encore ici à cette question mais donnerons quelques éléments de méthode.

La première étape, face à une critique pré-identifiée, est d’en faire le diagnostic. Comme dans l’art de la guerre, il s’agit d’abord d’observer et de penser avant d’agir. Une pensée a été émise, un acte a été commis. S’agit-il d’une critique à mon encontre, à l’encontre de mes alliés, à l’encontre de nos pensées, paroles, actions et réalisations ? S’agit-il d’une critique bienveillante ou malveillante, constructive ou destructrice ? Son émetteur est-il puissant ou inaudible ? Le contenu de la critique est-il fort ou faible ? Vers qui est-elle dirigée ? Etc.

La deuxième étape est d’évaluer son impact en termes d’opportunités ou de menaces par rapport à la stratégie en cours. Cette critique porte-t-elle ? Atteint-elle une audience importante ou reste-t-elle confidentielle ? Y répondre ne risque-t-il pas de lui donner plus d’importance qu’elle n’en a ?

La troisième étape est de décider d’y réagir ou pas. La non action est toujours une option possible en stratégie, et régulièrement, la meilleure option disponible car elle est souvent peu coûteuse en ressources.

La quatrième étape est de décider des formes de réactions.

La cinquième étape est la mise en œuvre opérationnelle des mesures et contre-mesures face à la critique.

La sixième étape consiste à évaluer les effets des mesures et contre-mesures.

Et ainsi de suite, le cycle doit sans cesse s’actualiser et n’est jamais qu’un cas particulier de l’art de la guerre, de la Stratégie.

Auditorium

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