Commentaire n°33 : climat : faut-il dire qu’il est désormais impossible d’atteindre l’objectif du 1,5°C ?


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La femme à la balance, Johannes Vermeer, 1662-63.

Avant de commencer, notons le caractère généralisable de cette problématique : dire la vérité ou pas ? Quand la dire et quand ne pas la dire ? Et puis la question philosophique peut-être la plus fondamentale : « qu’est-ce que la vérité ? » Après un bref détour philosophique, j’en viendrai au concret et donnerai mon opinion personnelle.

Le débat sur « dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité aux gens… ou pas » est essentiel. On voit rapidement que plusieurs écoles existent. On peut affirmer que toute la philosophie est centrée sur la question de « la vérité ». Ou de la « validité » de la moindre « affirmation ». 

La philosophie du langage avec Wittgenstein, va même jusqu’à interroger la « validité » du langage. De la certitude, son 3e maître-ouvrage, est édifiant à ce sujet : « Sans doute la plus importante contribution à l’épistémologie depuis la Critique de la raison pure de Kant, De la Certitude est la réponse de Wittgenstein au doute cartésien. La méthode de Descartes est de tout soumettre au doute jusqu’à avoir atteint la roche dure de la certitude : l’indubitable [son fameux cogito ergo sum]. A cela, la réponse de Wittgenstein est que la formulation même du doute présuppose la certitude. Ainsi, nos certitudes fondamentales constituent, non un point d’arrivée, mais le point de départ nécessaire et indubitable de notre pensée et de notre action dans le monde. Elles ne sont pas l’objet de la connaissance, mais son fondement. » Je suis d’accord avec ça. A un moment donné, on doit accepter de ne plus tout remettre en question quand on affirme quelque chose, une « vérité ».

L’épistémologie, la philosophie de la connaissance, nous inviterait à nous demander au moins ce que signifie exactement « la vérité ». En particulier que signifie la « vérité scientifique » ?

Ensuite, pour peu qu’on pense « détenir La Vérité, ou la vérité, ou au moins une (petite partie de la) vérité, qu’est-ce qu’on fait ? Que faire ? C’est la question éthique.

Deux grands courants éthiques auraient des conclusions différentes. Je vais schématiser grossièrement. 

Le courant kantien de l’éthique déontologique invite à dire la vérité que l’on croit connaître. C’est l’éthique de l’impératif catégorique. Concrètement : tu es climatologue, tu sais prouver scientifiquement que 1,5°C c’est foutu. Tu les dis. C’est tout. Point. Variante : tu sais que la probabilité de ne plus pouvoir atteindre 1,5°C est tellement élevée qu’elle tend vers 1. Tu les dis. C’est tout. Point.

Maintenant le courant de l’éthique conséquentialiste qui estime qu’il faut évaluer les conséquences de ses actes (en âme et conscience, selon les informations dont on dispose) afin de répondre à la question du « que faire ? ». Si « dire la vérité que tu conçois » provoque des conséquences davantage négatives que bonnes, alors il vaut mieux (à évaluer) : mentir, ne rien dire, mentir par omission, minimiser la partie néfaste du propos, etc.

Il existe des variantes entre ces deux grands courants éthiques, des mixtes, etc.

Moi je sais que je ne dis pas tout ce que je pense « vrai » à mes enfants, même s’ils me le demandent (ils m’excuseront quand ils liront ceci).

Le politicien est typiquement une personne qui adopte une éthique conséquentialiste (quand il a une éthique…). Il réfléchit toujours aux impacts de ce qu’il va dire ou faire. Il peut mentir (il ment souvent) car il pense que c’est pour le plus grand bien (souvent à tort). Il peut dire des choses qu’il ne pense pas réellement pour pousser dans la direction qu’il pense bonne. Etc.

Le scientifique est normalement davantage habité par une éthique kantienne déontologique. On ne lui demande pas nécessairement « d’anticiper les réactions » mais de dire simplement la vérité scientifique (toujours falsifiable) à laquelle il parvient, selon les critères de la méthode scientifique.

Mais l’être humain ne peut ni être le pur déontologue kantien (vous seriez foutus dehors de votre famille assez rapidement) ni le pur conséquentialiste (la plupart des gens répugnent au pur calcul conséquentialiste). On est un mixte.

Les grands climatologues ne sont plus seulement des scientifiques, ils sont aussi de grands intellectuels publics qui ont rôle politique majeur : van Ypersele, Jouzel, Mann, Rockström, etc.

Ils savent que leur parole a un poids considérable. Ils sont soumis à l’éthique de responsabilité. A leur place, je réfléchirais à deux fois avant de dire quelque chose qui peut influencer fortement la politique et donc l’action. 

Et c’est là que l’éthique démontre sa plasticité et son caractère indécidable : certains grands climatologues arrivent à des conclusions inverses ! (mais en moyenne, plus ils ont de pouvoir, plus ils sont prudents)

Certains scientifiques de la communication et de la psychologie sociale essaieront de mesurer empiriquement l’impact des scénarios « dire que 1,5°C c’est foutu » OU « dire que c’est encore possible (même si on sait que non) », dans une forme d’éthique purement conséquentialiste, implicite.

Et n’oublions pas que derrière la stratégie communicationnelle, derrière le choix éthique du discours à tenir, il y a un Réel qui résiste. Les plus belles stratégies de com’ s’inclineront en définitive face à ce Réel. Il n’y a qu’une seule possibilité : atteindre encore 1,5°C est possible… ou non… dans le monde biophysique réel (qui comprend le monde humain). C’est à cause de l’incertitude radicale que certains pourront agiter le spectre du doute pour estimer qu’il n’est pas légitime de dire « qu’il est trop tard pour 1,5°C ».

Mais il y a fort à parier que, de plus en plus, avec l’urgence, nous n’aurons pas le loisir de tester toutes les subtilités de la communication et de la politique. Dans un sens, personne ne sait vraiment ce qui marche vu que rien n’a marché jusqu’à présent pour faire bifurquer l’humanité. Un essayiste de mes amis disait récemment que certains messages font bouger certaines personnes, d’autres messages font bouger d’autres personnes.

Personnellement, je reste assez convaincu par l’approche qui consiste à penser qu’on ne peut pas résoudre un problème sans en partager le diagnostic, le plus proche possible de « la vérité ». Plus ce problème est urgent moins on a selon moi le loisir de tergiverser sur le « dire vrai ». S’il faut « manipuler » la population en disant que 1,5°C reste possible pour espérer encore atteindre 2 ou 2,5°C, je me dis que ce n’est pas réaliste et que ça risque bien d’être contreproductif à la longue. Je m’interroge sur le respect de l’ethos et de la déontologie scientifique de la part des climatologues qui omettraient de rappeler les faits scientifiques reconnus mais qui omettraient aussi de donner leur opinion personnelle de scientifique sur la question. Il me semble que le respect de l’idéal scientifique implique de faire les deux. Par exemple : « les résultats validés par la méthode scientifique indiquent qu’on ne peut exclure qu’atteindre le 1,5°C est encore biophysiquement possible. Cela implique une réduction inouïe des émissions de gaz à effet de serre jamais vue dans l’histoire. Néanmoins, en tant que scientifique, mon expertise et mes connaissent m’imposent l’opinion que c’est désormais, réalistement, impossible ».

Je fais partie des gens qui pensent que le médecin doit dire la vérité à son patient atteint d’un cancer. Qu’il est malade, en danger de mort. Ceci pour maximiser les chances objectives qu’il arrête de fumer et suive un traitement. Et, le cas échéant, dire que le traitement ne fonctionne pas ou n’a plus aucune chance réaliste de fonctionner.

Comme chaque dixième de degré compte et qu’il y a urgence, un diagnostic impitoyable de la situation est indispensable.

Le fameux doute cartésien doit profiter, selon la logique du pari de Pascal et de l’éthique de la responsabilité de Jonas, à se montrer plutôt pessimiste, à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, pour permettre une action à la hauteur de l’Urgence.

Les gens doivent savoir la vérité quand leur existence est en jeu.


Une réponse à “Commentaire n°33 : climat : faut-il dire qu’il est désormais impossible d’atteindre l’objectif du 1,5°C ?”

  1. Avatar de Jean-Paul SIMN
    Jean-Paul SIMN

    Félicitations Cédric ! Ton exposé est suffisamment clair et la chute limpide.

    Dans l’urgence, la vérité pure doit triompher. Et j’aurais même tendance à penser que la vérité doit être dite quand c’est grave, avant que cela ne devienne urgent.

    Pour les hommes et femmes politiques, ce n’est pas populaire du tout. Pour les journalistes, c’est destructeur de l’ »audimétrie ».

    Hippocrate disait : « Si quelqu’un désire la santé, il faut d’abord lui demander s’il est prêt à supprimer les causes de sa maladie. Alors seulement il est possible de l’avoir. » Et pour supprimer les causes, il faut d’abord qu’il en ait la connaissance.

    A bientôt.

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