Blackout, de la fragilité des réseaux électriques




La Fée Électricité, Raoul Dufy, peinture réalisée pour l’Exposition universelle de 1937 à Paris.

Les Ukrainiens luttent pour maintenir leurs réseaux énergétiques en fonctionnement.

Cela nous interroge sur la résilience, ou la fragilité, de nos réseaux d’infrastructure, en particulier énergétiques.

Mon père et mon grand-père maternel ont travaillé comme ingénieur dans des centrales électriques en Belgique. Quand j’étais petit, j’accompagnais mon père durant ses gardes à la centrale de Marchienne-au-Pont (Charleroi), maintenant démolie. Une centrale électrique est une des plus grosses machines construites par les humains. Nous traversions la salle des machines, le PC (poste de commande), les transformateurs, la chaudière, etc. en saluant les équipes de garde. Nous passions devant des kilomètres de conduites d’eau, de vapeur, de liquides chimiques, de câbles électriques, d’automates, d’escaliers, de passerelles, de pompes, etc.

Mille manière de se tuer dans une centrale électrique : par chute de travailleur ou chute d’objet, par électrocution, par la vapeur, par noyade, par jet d’acide, par brûlure, par éjection d’une pièce en rotation rapide, etc.

Je me rapelle les périodes de « révision » où on met la centrale complètement à l’arrêt et on vérifie tout le système. On purge les tuyaux, on vérifie les câblages, on répare les pannes qu’on n’a pas pu traiter durant le fonctionnement. Une centrale à l’arrêt, ça coûte des millions d’euros par jour d’arrêt (au prix de l’électricité non produite, etc.). Mon père était responsable de l’entretien puis des révisions. Grosse pression pour remettre en marche dès que possible, tout en garantissant la sécurité du personnel.

La remise en marche d’une centrale électrique, c’est une sorte de miracle. Il y a une infinité de causes de pannes. Parfois même les ingénieurs ne comprennent pas trop comment la machine fonctionne et se remet en marche. Chaque centrale a son « caractère » un peu capricieux. On décide parfois de laisser tomber certaines pannes et de relancer quand même. Il y a toujours des fuites quelques part. Parfois on doit même retirer certaines sécurités pour que ça redémarre.

Avant, il y avait des centaines de personnes au travail dans une centrale. Aujourd’hui, certaines se pilotent à distance, parfois avec une seule personne sur place, voire pas du tout. Et une équipe de maintenance volante.

Le réseau électrique doit être en équilibre permanent. Il y a des fluctuations perpétuelles. Dès que quelqu’un allume une plaque de cuisson ou une ampoule, la demande augmente. L’offre doit s’adapter presque instantanément. La complexité est telle qu’il faut des ordinateurs aujourd’hui pour piloter l’équilibrage du réseau électrique, à une fraction de seconde près. Encore plus depuis qu’il est interconnecté au niveau continental.

Si une centrale se déconnecte (« déclenche »), le réseau doit immédiatement s’adapter pour ne pas provoquer une perte de charge. La centrale hydroélectrique de Coo avec son réservoir a été conçue pour pallier instantanément au déclenchement d’un réacteur nucléaire par exemple. Etc.

Un transformateur de quartier qui modifie la tension à partir d’une ligne de moyenne tension est d’une complexité inouïe. Il y a des câblages dans tous les sens (fil rouge sur le bouton rouge… fil vert sur le bouton vert ;-).

Quand des vandales incendient une cabine électrique ou volent des câbles de la SNCB, c’est des semaines de travail pour tout recâbler. Inutile de payer 1000 travailleurs pour aller plus vite, on ne sait pas travailler à plus que quelques-uns et à la main dans une cabine électrique. Les équipements du réseau électrique sont constitués de milliers de pièces et de matériaux. Horlogerie fine.

Un réseau électrique ancien résistait déjà mal à la guerre ou aux catastrophes naturelles, ne parlons pas d’un réseau électrique moderne assis sur le réseau informatique et des fournisseurs et des pièces étrangères…

Je n’ai pas encore parlé des centrales nucléaires face aux chocs (guerre ou catastrophe naturelle), qui ajoutent encore une couche de complexité et de risque systémiques. Certains modèles de centrale nécessitent un apport constant d’eau, d’électricité, de froid pour réguler leur fonctionnement et éviter un grave accident. D’autres modèles s’autorégulent en cas d’interruption des flux. Mais aucun modèle n’est conçu pour résister sans limite à des actes de guerre.

Nos sociétés modernes sont des économies largement basées sur des flux constants d’information, d’énergie et de matière. De nombreux biens et services vitaux en dépendent, comme la sécurité militaire, la santé, l’alimentation, le chauffage.

La situation en Ukraine fournit une idée de la résilience d’un réseau électrique, et partant de tout réseau d’infrastructure (eau, gaz, pétrole, routes, Internet, …) sous le coup d’une agression militaire.

Je ne veux faire aucun sous-entendu sur le risque de blackout et de pollution à grande échelle. Je trouve que les scénarios catastrophes sur le blackout sous-estiment en général la capacité de réaction des humains, des organisations, des Etats, pour rétablir le courant, comme la plupart des scénarios d’effondrement qui sont souvent hyper statiques alors que les sociétés humaines (et le capitalisme) sont extrêmement dynamiques.

Ceux qui croyaient que le covid allait faire s’effondrer le capitalisme se sont trompé.
La résilience du capitalisme est extrêmement élevée et les marges d’absorption des chocs bien plus élevées que ce qu’on pourrait croire a première vue.

Il y a un mélange d’extrême fragilité et d’extrême résilience dans les sociétés humaines. Un paradoxe apparent.

Je crois davantage que l’Ecocide résultera en des scénarios de déclin en escalier, par une succession de chocs avec réaction du système pour se rétablir (partiellement), qui pourraient durer des siècles au total, qu’à une grande chute « en bloc » de tout.

La formidable capacité d’adaptation de l’individu, des sociétés et de l’espèce humaines est à la fois un miracle (la raison de la survie de l’espèce) et une malédiction (nous nous révolterions depuis longtemps si nous nous adaptions moins à l’inadmissible, nous chuterions moins lourdement si nous ne pouvions supporter aussi longtemps de telles pressions).


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