Maman


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Bien sûr, tout le monde a une mère. Mais chacun n’a qu’une seule mère. Et ma mère, contrairement à toutes les autres, était unique, irremplaçable à mes yeux, ineffaçable à ma mémoire.

Ma mère, comme toutes les mères, s’appelait « Maman ». Comme toutes les mères, elle m’as mis au monde, après m’avoir littéralement fabriqué pendant 9 mois, à partir d’une seule cellule d’elle et d’une seule cellule de Papa. Papa a donné la moitié du plan de fabrication mais c’est Maman qui a fait tout le travail de fabrication ensuite. Oh rien d’extraordinaire en soi, c’est comme ça que sont fabriqués tous les petits mammifères depuis des millions d’années. Et la reproduction sexuelle fonctionne à partir de deux cellules depuis plus de temps encore.

Mais pour chaque être vivant, cet événement de la reproduction est le plus extraordinaire de tous, car il initie l’aventure de l’existence et, pour les êtres humains, de la sensibilité, de l’intelligence et de la conscience.

Papa et Maman ont conçu mon existence, ils ont permis que j’existe. Mais c’est Maman qui, à partir de deux cellules, m’a fait exister matériellement.

Le lien à la mère est vraisemblablement le plus fondamental de tous. Par le nombril, nous fûmes tous reliés pendant 9 mois à notre mère, afin de pouvoir être fabriqués. Des corps de Papa et de Maman puis du corps de Maman, nous jaillîmes afin de pouvoir exister hors du corps de nos parents, en tant qu’individu séparé, après la section du cordon ombilical.

A travers notre mère, nous sommes reliés à l’immense chaîne humaine de nos ancêtres et à l’immense chaîne de nos ancêtres non humains, à l’immense chaîne de la vie depuis son origine sur Terre.

Maman m’a tout donné. Je lui dois tout.

Elle est morte le 7 juillet 2011. J’avais 27 ans. Trop tôt. Plus tôt que pour la majorité des gens. Plus tard que pour une minorité. Je n’ai pas pu présenter mes enfants à ma mère. Elle n’a pu les tenir dans ses bras si doux où elle m’avait tenu. Je n’ai pas pu la tenir dans mes bras avant qu’elle ne puisse plus le faire. J’ai pu lui présenter mon épouse. Mon épouse l’a connu. Je crois qu’elles se sont appréciées. Elle ne m’a pas vu devenir parent à mon tour, et n’a pas vu mon épouse devenir mère à son tour. Une partie de mon existence, une partie de mon passé, l’histoire de mes origines, s’en est allé avec elle à tout jamais. C’est ainsi.

Comme j’ai amèrement pleuré sa mort ! Son décès fut sans conteste la plus grande tragédie de mon existence. Une partie de mon être, de mon passé, de mes origines, a disparu dans le néant avec elle. Je n’ai pas pu lui poser toutes ces questions que peuvent poser à leurs parents ces adultes qui renouent avec la question des origines. « Comment étais-je petit Maman ? Etais-je comme ceci ou cela ? Comment me trouvais-tu ? M’aimais-tu ? Qui étais-je ? Suis-je toujours le même ? »

Généralement, il est inutile de poser ces questions car les mères, fières de leur progéniture, les abreuvent de la saga de leur naissance et de leur enfance, avec forces anecdotes et souvenirs croustillants. Leurs enfants, un peu gêné devant leurs amis, conjoint et enfants, les font taire. « Assez Maman, tu nous ennuies avec ces vieilles histoires ! »
Combien est confortable cette sensation d’avoir une maman. De pouvoir revenir pleurer dans ses jupes comme un petit enfant.
Mais moi, jamais je ne pourrai faire taire ma mère, jamais je ne pourrais ressentir cette gêne devant quelqu’un qui m’a conçu, abrité et mis au monde au travers de son intimité la plus profonde. Jamais plus je ne pourrai pleurer dans ses jupes.

Car ma mère, pour mon plus grand malheur, s’est tue à jamais, par une calme nuit d’été de l’an 2011, dans le silence, sans prévenir, sans au revoir. Le scandale fut l’absence de scandale. C’était trop facile. Discrète sa mort, à son image, n’ayant jamais fait de vagues, ayant toujours mené, digne, intelligente, noble, la barque de sa vie à travers toutes les tempêtes. Elle est morte comme elle a vécu, n’ayant fait de mal à personne, n’ayant fait que le bien. Alors que bien des mères sont les bourreaux et les boulets de leurs enfants, ma mère jamais ne fut un poids pesant sur nos existences. Si elle avait voulu que sa mort soit la plus légère possible, elle ne serait pas morte autrement, que d’un arrêt cardiaque, à minuit, dans son sommeil. Nous n’avons pas eu la malédiction de nous inquiéter de son vieillissement, de sa maladie, de ses accidents, de son agonie, de sa démence. Un nuit, à minuit, elle s’est éteinte sans un bruit. Fini.

Dans le silence assourdissant de son absence, je pleure encore parfois à chaudes larmes, certes moins qu’au début sur son corps froid mais encore parfois. Encore parfois, mon âme se déchire du vide immense qu’elle a laissé dans l’existence, dans mon existence, dans l’existence de tous ceux qu’elle a éclairé de sa présence. Doux-amer est son souvenir qui me renvoie à son inexistence. Jeté dans le froid glacial du cosmos, depuis la nuit terrible, où de la bouche de mon père j’appris que son cœur s’était arrêté, depuis la nuit terrible où ces mots déchirants furent prononcé par celui qui m’a conçu, au sujet de celle qui m’a conçu, depuis la nuit terrible où mon cœur s’est déchiré en deux pour ne jamais se recoller, depuis cette nuit terrible, je suis coupé en deux, je suis orphelin.

Au petit matin, j’ai vu son corps glacé, ses paupières fermées, son esprit éteint. Plus de rire cristallin. Le destin avait donné la mort à celle qui m’avait donné la vie. Quatre frères et sœur, fruits de ses entrailles, étaient orphelins. Un homme, mon père, était veuf. Une famille pleurait la sœur, la cousine, la tante, la marraine. Une bande d’amis pleurait la grande amie. Les anciens collègues pleuraient collégialement. Et moi, j’avais l’impression que j’étais l’univers qui pleurait, et je voulais que pleure tout l’univers. Je voulais que le monde entier s’arrête pour pleurer l’être exceptionnel qui m’avait offert l’existence. Je voulais que sonnent les cloches de toutes les villes, qu’on mettent tous les drapeaux en berne, qu’on décrète des funérailles nationales, qu’on annule les festivités, qu’on organise des registres de condoléances, qu’on organise des minutes de silence dans toutes les assemblées, qu’on porte en noir le deuil, que la galaxie entière retienne son souffle, après l’expiration de ma génitrice.

Je voulais qu’une garde solennelle et d’élite porte lentement son cercueil au devant d’un cortège interminable et sous une pluie battante. Je voulais que même les noirs pavés luisants de la rue de l’Eglise, de la rue du Cimetière et de toutes les rues de la ville hurlent à l’agonie de la lumière. Je voulais que toute la presse titre en une : « Leur mère, Maman, est morte ».

Mais le soleil brillait de mille feux dans ce ciel bleu de juillet comme s’il se moquait de mon horrible chagrin. L’été rayonnait de joie et bruissait de vie alors que la mort frappait ma famille. Le monde continuait à vivre comme si de rien n’était, ignorant tout de celle qui était. A la radio passait des tubes estivaux entendus dans les festivals. Un cortège funèbre qui ralentit la circulation. « Tiens quelqu’un est mort. » Et le passant de poursuivre ses activités sans se retourner davantage. Bientôt, on oublierait son visage, son passage, son nom, son action. Que me restait-il ? Quelques photos, quelques objets, quelques carnets ? Le monde se foutait bien de ma mère. Je n’avais en main qu’un petit carton funèbre avec une photo floue.

Pourtant je sentais ma mère, plus vivante que jamais, exister en moi. Je savais quelle part de moi était sienne. Je savais que l’amour est éternel et que les idées ne meurent jamais. Je savais qu’un geste de bonté sauve l’humanité. Ma mère, dans sa bibliothèque chargée d’histoire, n’avait pas oublié la Shoah, le mal, les malheureux. Ma mère semait le bien dès le printemps dans un monde qui cultive le mal à chaque saison. Ma mère moissonnait en été les travaux des élèves encouragés. Ma mère recouvrait les cahiers d’écoliers dont les feuilles d’automne s’envolent et laissent mon cœur d’une langueur monotone. Ma mère couvraient de manteaux d’une hermine royale son petit prince par l’hiver frigorifié. Elle était le renard apprivoisé par l’aviateur. Elle était la rose près des volcans qui ne doit pas périr et dont on doit prendre soin. Elle était l’aventurier Corto de l’île de Malte, de la lagune vénitienne et de la cabale. Elle était l’aquarelliste des eaux partie dans les nuages. Elle était le Socrate dont la maïeutique fit accoucher mon esprit philosophique. Elle était l’édredon dont nous parcourions les aventures, assis sur ses genoux à l’écoute de sa tendre voix.

Ma mère m’avait donné la vie par amour et m’avait donné l’amour pour vivre en le répandant à mon tour. Ma mère m’avait montré que le héros de la résistance est là dans notre cœur, prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Tous nous pouvons nous élever contre le mal. Sauf que l’orphelin c’était moi, et que ma mère n’était plus là pour me défendre. Désormais, c’est moi seul qui devrait me défendre contre le mal, m’aimer, me protéger, me réconforter, me consoler, me bercer, me soigner, me chanter une berceuse, me cajoler, me féliciter, me combler de cadeaux, me cuisiner des crêpes, m’apporter le thermomètre et du sirop pour la toux. Se moquer gentiment de moi aussi parfois quand je serais en colère. Sans mère, je devais devenir ma propre mère, prendre soin de moi car plus personne ne serait là pour me materner.

Et à mon tour, je pouvais devenir un père-mère, un père maternel, une mère-patrie, un père-matrie, un père aimant pour mes descendants, avec la mère de mes enfants. A mon tour je pourrais défendre mon enfant contre le mal, l’aimer, le protéger, le réconforter, le consoler, le bercer, le soigner, lui chanter une berceuse, le cajoler, le féliciter, le combler de cadeaux, lui cuisiner des crêpes, lui apporter le thermomètre et du sirop pour la toux. Et me moquer gentiment de lui aussi parfois quand il serait en colère.

Mon cocon, ma matrice, ma porte dans le monde ; ma maison, mon abri, mon bouclier ; mon rocher, ma fondation, ma terre ; ma voûte céleste, mon est, mon ouest ; mon horizon, ma vallée, ma montagne ; mon soleil, mon sud ; ma lune, mon nord ; mon cap, ma boussole ; ma carte, ma luciole ; ma vierge à l’enfant, mon arbre généalogique, ma cathédrale ; mon sein, mes entrailles, mon utérus ; mon étoile polaire, ma croix du Sud, ma Voie lactée, ma campagne ; mon fleuve, mon lac, ma mer, mon océan géant ; ma bibliothèque, ma chair, ma conscience ; mon Big Bang, mon nuage de Magellan, mon œuf de Colomb, ma Pétronille et ses 120 petits, tu n’est plus.

Dans le silence assourdissant de son absence, je pleure encore parfois à chaudes larmes, certes moins qu’au début sur son corps froid mais encore parfois. Encore parfois, mon âme se déchire du vide immense qu’elle a laissé dans l’existence, dans mon existence, dans l’existence de tous ceux qu’elle a éclairé de sa présence. Doux-amer est son souvenir qui me renvoie à son inexistence. Jeté dans le froid glacial du cosmos, depuis la nuit terrible, où de la bouche de mon père j’appris que son cœur s’était arrêté, depuis la nuit terrible où ces mots déchirants furent prononcé par celui qui m’a conçu, au sujet de celle qui m’a conçu, depuis la nuit terrible où mon cœur s’est déchiré en deux pour ne jamais se recoller, depuis cette nuit terrible, je suis coupé en deux, je suis orphelin.

Je ne supporte plus l’odeur entêtante des fleurs de lys. Je n’ai pas encore réussi à déposer une photo d’elle encadrée dans le petit temple des ancêtres du vaisselier de ma salle-à-manger. Je ne parle jamais d’elle à personne. Personne, sauf mon père, mes frères, ma sœur, et mes enfants pleins de questions sur leur grand-mère qu’ils n’ont pas connue, ne me parle jamais d’elle. Elle, ne me parle plus.

Aussi parfois je pleure à chaudes larmes, aussi parfois je hurle, encore un peu, à l’agonie de la lumière.

Avant qu’un nouveau jour ensoleillé se lève et que la vie reprenne, la vie qu’elle m’a donné, avant que la vie reprenne, un nouveau jour ensoleillé levé, la vie qu’elle m’a donné.


Mère et enfant

1881, Pierre-Auguste Renoir (1841 – 1919)

Une réponse à “Maman”

  1. Avatar de Francis Bruyndonckx
    Francis Bruyndonckx

    Super texte. Merci Cedric de raviver de beaux souvenirs d’une bien belle personne.

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