Le syndrome de la shifting baseline


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Un concept important à comprendre face à l’Urgence est le syndrome de la shifting baseline ou syndrome de la référence glissante, développé récemment par Daniel Pauly, un biologiste reconnu comme autorité internationale sur le sujet des populations de poisson dans le monde. En médecine, un syndrome est un ensemble de symptômes constituant une entité, et caractérisant un état pathologique. Au sens figuré et courant, un syndrome est un ensemble de signes, de comportements révélateurs (d’une situation jugée mauvaise). Le syndrome de la shifting baseline survient lorsque les points de repère que nous utilisons pour évaluer notre situation présente proviennent de notre expérience passée, sans que nous soyons conscients que ces points de repère étaient eux-mêmes très différents avant que nous en fassions l’expérience. Chaque génération présente utilise à son tour un point de repère très différent de la génération passée, et de la même manière chaque génération passée utilise un point de repère très différent des générations qui l’ont précédée. L’évolution très importante de la valeur du point de repère à travers les générations passe dès lors relativement inaperçu pour chaque génération prise individuellement. Tout ou plus, chaque génération perçoit uniquement l’évolution entre son point de repère lié à son expérience passée et sa valeur au présent.

Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours. Comme Daniel Pauly l’a développé, le syndrome de la shifting baseline se produit d’une manière remarquable dans le domaine de la pêche et de l’évaluation des populations de poisson. Nous reprenons ici et traduisons le contenu d’une interview de Daniel Pauly par le journaliste Georges Monbiot.

Sur l’ensemble de photos ci-dessus, nous pouvons voir qu’à différents moments qui s’étendent sur une cinquantaine d’années, différentes générations de pêcheur ont posé fièrement avec leur prise du jour devant un photographe. Et qu’observe-t-on ? On observe que la taille moyenne des poissons pêchés dont les pêcheurs se sentent fiers, au point d’immortaliser leur prise devant un photographe, ne cesse de diminuer au fil des décennies. D’une prise constituée de poissons plus grands que les pêcheurs dans les annés 1950, on se retrouve à une prise constituée de poissons de la taille d’un pied dans les années 2000. Même si l’on corrige ce constat par l’évolution de la taille moyenne des humains, il demeure très significatif.

Le syndrome de la shifting baseline est essentiel en écologie et, selon moi, dans le développement d’une pensée actualisée. L’Humanité expérimente depuis plusieurs siècles une évolution extrêmement rapide de son environnement et de ses conditions d’existence – en comparaison avec celle des siècles précédents et encore plus en comparaison avec celle de la Préhistoire. Chaque génération naît dans un environnement donné et connaît des conditions d’existence particulières. Cet environnement et ces conditions évoluent durant la vie de l’individu. Cet individu observe donc des changements, souvent conséquents. Mais les changements observés par l’individu sont évalués par lui en fonction de ses propres points de repère. Et c’est là que le syndrome de la shifting baseline survient. Chaque individu, chaque génération, fait une lourde erreur d’appréciation de l’ampleur des changements qui surviennent sur un temps plus long, en n’ayant seulement conscience de ses propres points de repère, qui glissent progressivement, parfois imperceptiblement, au fil des générations.

Un enfant né aujourd’hui ne s’étonnera pas qu’il ne neige presque plus en hiver en Belgique, qu’il y ait des autoroutes, des voitures, des avions, du bruit partout, qu’il y ait peu d’insectes dans son jardin, qu’il n’y ait pas de bois mort dans les forêts et pas de potagers en ville. Il est vraisemblable qu’il observe des évolutions progressives, qui aillent éventuellement dans le sens historique : moins de neige, plus de routes, moins d’insectes, etc. Mais pour lui l’évolution ne sera pas aussi dramatique que s’il constatait que ses grands parents, et que ses ancêtres d’il y a plusieurs siècles, vivaient dans des paysages sans autoroutes, sans voitures, sans avions, sans bruit partout, avec énormément d’insectes et de bois mort dans les forêts, et un potager auprès de chaque chaumière.

En deux mots, la gravité et la vitesse avec lesquelles la Biosphère dans son ensemble est détruite par l’Humanité n’apparaîtra pas aussi manifestement à l’observateur d’une génération donnée. Faute de cette prise de conscience, l’observateur aura tendance à minimiser la perte, parfois irréversible, subie, et à se révolter moins facilement face à l’évolution délétère de sa situation.

Je pense que le même phénomène s’applique de manière universelle et éternelle : la mémoire des humains est fortement biaisée par leur propre expérience vécue. Même à une échelle temporelle plus courte : l’individu se trompe souvent quand il évalue son présent seulement avec son passé le plus récent. La démocratie peut basculer vers la dictature en une ou deux générations, nous pouvons prendre 15 kilos sur 15 ans sans nous en apercevoir : chaque jour, nous évaluons notre apparence dans le miroir et n’observons aucun changement significatif par rapport à hier. Nous évaluons très mal le temps long et les évolutions progressives, alors que leurs effets s’additionnent de manière drastique. Nous acceptons des changements néfastes parce que nous n’en percevons que quelques degrés alors que nous serions probablement choqués et révoltés si nous prenions conscience de l’amplitude historique de la destruction de nos conditions d’existence.


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