Commentaire n°35 : décroissance subie ou voulue : 2 mondes différents, à cause de la conscience


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Diogène, par Jean-Léon Gérôme, 1860.

Décroissance subie ou voulue sont deux mondes différents. C’est ce que j’ai pensé en écoutant la courte vidéo de quelques minutes ici, où une dame de 45-55 ans s’exprime sur le fait qu’elle a coupé son chauffage au gaz, se lave parfois à l’évier, et se chauffe un peu au bois, dans des maisons de rangé typiques de la Belgique, avec un réel sentiment de déclassement social, et une réelle souffrance :

Sabine n’ose plus allumer le chauffage : ‘Je ne vis plus, ce n’est pas normal’ – rtbf.be

Pas le quart-monde non, pas la bourgeoisie ni haute ni petite, mais la classe populaire laborieuse dans toute sa dignité, qui ne s’attendait pas à connaître ce déclassement.

Nos ancêtres (Antiquité, Moyen-Age, Renaissance, Temps modernes, etc.) ont vécu parfois ou souvent dans des conditions matérielles bien plus difficiles que nous. Ils avaient froid le matin même s’ils dormaient à côté des bêtes. Il fallait rallumer le feu, aller chercher du bois. Les hivers étaient plus rigoureux qu’après le réchauffement climatique. Les maisons n’avaient aucune isolation sérieuse. Etaient-ils forcément toujours plus malheureux ? Je n’en suis pas convaincu. Le bonheur n’est pas nécessairement corrélé avec la dureté objective de l’existence, comme le démontrent les Inuits, les montagnards ou les peuples nomades du désert. Le corps humain est plus adaptatif que nous l’imaginons nous qui baignons toute l’année dans des atmosphères subtropicales artificiellement conditionnées, à température quasi-constante. Par exemple, l’effet relatif du confort connu puis de la baisse de confort subie joue beaucoup sur la baisse de bien-être ressentie par les gens. 

La souffrance psychologique et sociale qui accompagne les difficultés matérielles me semble a priori bien pire que ce que l’écart matériel laisserait penser.

Celui qui a fait les scouts ou vécu dans un logement étudiant (un kot en Belgique) le sait : jeune plus ou moins bourgeois, vivant chez ses parents dans une villa 4 façades, on a campé sous tente, parfois dormi à la belle étoile avec plaisir, puis étudiant on s’habitue à vivre dans un clapier à lapin digne d’un marchand de sommeil et on a l’impression d’avoir un château. Puis on passe à l’appartement, en couple éventuellement. Puis on achète une petite maison. Puis on achète une villa (pour certains, les plus bourgeois)… Dans les classes populaires aussi, il y a des progressions matérielles objectives entre l’enfance et l’âge adulte. J’ai vu dans ma rue des voisins de classes populaires rénover et agrandir de petites maisons ouvrières, en profitant de leurs compétences et connaissances professionnelles dans la construction. Et puis si on fait la culbute, on doit rétrograder, qu’on soit plus ou moins bourgeois ou populaire. Et c’est bien plus difficile dans ce sens que dans l’autre. Les normes subjectives de bien-être sont glissantes et asymétriques à la hausse ou à la baisse. Dans un monde consumériste et matérialiste, ça fait mal, symboliquement et psychologiquement.

De la même manière, la décroissance subie (inévitable) va ravager la population, non préparée à cela par les politiques, et restant elle-même (la population) dans le déni a-citoyen. Et ce, qu’elle que soit son niveau matériel de départ.

Tandis qu’une décroissance voulue aurait non seulement été plus confortable pour tout le monde, toutes choses égales par ailleurs (une maison isolée à l’avance résiste mieux aux chocs énergétiques), mais aussi subjectivement, psychiquement, parce qu’on entre alors dans une démarche de simplicité volontaire par anticipation (en fait par simple « action dans les temps… voire en retard… vu l’urgence… »).

Donc ceux qui sont partisans et pratiquants de la décroissance et de la simplicité volontaire peuvent vivre plus facilement les impacts réels je crois. Par contre ils ont la double peine de la tragédie de Cassandre : ils ont prévenu tout le monde, ils ont fait, eux, des efforts sur eux-mêmes psychologiques et matériels, mais ils doivent observer le malheur de leurs congénères, et subir, malgré tout, les conséquences indirectes de l’inaction de la majorité de la population et des politiques, qui retombera inévitablement aussi sur eux.

La simplicité volontaire était pourtant la simple application des spiritualités et des sagesses philosophiques depuis plusieurs millénaires. Evidemment, le capitalisme a broyé intégralement ces pensées pour dégager le passage au consumérisme.

Est-ce qu’on écoutera davantage le courant de la décroissance ? Certainement pas. On pourrait même le haïr pour avoir eu raison et oser le dire quand tout le monde souffre à cause de son irresponsabilité. Certains chefs d’Etat ont osé une assez obscène « sobriété » (obscène quand on connaît leur allégence) mais immédiatement en condamnant (ordre du discours oblige), la maléfique décroissance.

La décroissance aura donc été et restera encore l’idée dont il est de bon ton de se moquer, qu’il est intellectuel de critiquer, qu’il est judicieux de tenir à distance pour paraître raisonnable et réaliste. Tandis qu’elle se réalisera, subie, de plus en plus, partout dans le monde, parfois sous forme de déclin, de régression, de récession ou carrément d’effondrement. Mais on continuera à ne pas vouloir examiner l’idée taboue.

Décroissants, restez cois, aidez les autres oui peut-être, mais ne leur infligez pas ce qu’ils percevront comme votre insupportable supériorité morale et pratique. Avoir aussi brillamment raison contre tous parfois, c’est un pousse au crime. L’ego des humains a ses limites.


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