Commentaire n°44 : aviation, de masse ET soutenable ? Exiger que le complexe aérien réponde d’abord à certaines questions de faisabilité


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« Il n’existe actuellement « aucune alternative réaliste ou universalisable » aux carburéacteurs standard à base de kérosène, et les « carburants durables pour l’aviation » vantés sont loin de pouvoir les remplacer dans les délais nécessaires pour éviter un changement climatique dangereux, malgré les subventions publiques, selon le rapport de l’Institute for Policy Studies, un groupe de réflexion progressiste. »

The Guardian, 14 mai 2024.


Dans le débat sur l’aviation et son empreinte écologique sur le climat, la qualité de l’air, le bruit et l’usage des sols, un raccourci extrêmement dommageable est très souvent fait. La question posée est, la plupart du temps, « comment rendre soutenable l’aviation ? » Le logicien averti remarquera rapidement qu’une étape essentielle du raisonnement a été complètement omise, celle du cadrage du problème. « De quelle aviation parle-t-on ? », « Celle d’aujourd’hui ou celle de demain ? », « que signifie ‘soutenable’ ? », « est-t-il possible de rendre soutenable l’aviation -selon la définition choisie- ? » et « quel est le prix à payer par la société pour rendre soutenable l’aviation -selon la définition choisie- ? »

En effet, la question « comment rendre soutenable l’aviation ? » a des réponses bien différentes en fonction des définitions employées et de l’examen ou non des contraintes biophysiques et humaines qui délimitent le champ des possibles.

Ainsi, malgré l’urgence écologique scientifiquement démontrée, l’industrie aérienne considère que le secteur est amené à continuer à croître au cours du XXIème siècle, ce qui implique une croissance du nombre de passagers.km et du nombre de tonnes.km transportés par l’aviation mondiale. Ces deux métriques sont importantes car elles permettent de comparer et d’additionner tous les types de vol en termes physiques, et de donner une idée de l’énergie et de la matière totales nécessaires pour faire fonctionner l’aviation mondiale, en fonction du progrès technologique. Si un avion transporte 300 passagers sur 5000km, cela fait 1.500.000 passagers.km. Si un autre avion transporte 100 passagers sur 2000km, cela fait 200.000 passagers.km de plus. Idem, si un avion transporte 10 tonnes sur 3000km, cela fait 30.000 tonnes.km. Etc. À technologie constante, un doublement de ces deux métriques implique a priori un doublement de l’empreinte écologique de l’aviation mondiale (sauf effets non linéaires).

Donc lorsque l’industrie aérienne se pose la question de « comment rendre l’aviation soutenable ? », cela veut dire qu’elle ne remet pas en question ce qu’est l’aviation aujourd’hui, qu’elle pense que cette aviation doit continuer à croître dans le futur, et qu’elle pense « possible », à la fois, de rendre soutenable l’aviation de masse actuelle, ET l’aviation de masse des années futures, en fonction de ce taux de croissance sectoriel positif et significatif, sans faire payer un prix inacceptable à l’ensemble de la société.

Or ce postulat, déterminant, n’est jamais évoqué, ni démontré. Il est considéré comme un fait implicite. Pas seulement par l’industrie mais aussi par la plupart des pouvoirs publics censés réguler l’activité économique.

Cependant, la logique élémentaire indique que seule une de ces affirmations peut être vraie :
1) « Une aviation de masse soutenable est possible. »
2) « Une aviation de masse soutenable est IMpossible. »

De nombreuses études scientifiques ont exploré les conditions, la taille et les modalités de l’activité pour une aviation soutenable au niveau mondial. Aucune, à ma connaissance, n’a réussi à démontrer le postulat sous-jacent au propos officiel du secteur aérien.

Que signifie « de masse » ? Cela signifie grosso modo le niveau quantitatif d’activité aérienne mondiale actuel, et le cas échéant le niveau atteint suite à sa croissance lors des 100 prochaines années, mesuré selon des variables PHYSIQUES (passagers.km et tonnes.km par an).

Que signifie « soutenable » pour une activité ? Cela signifie qu’une activité peut être soutenue indéfiniment sur Terre dans une configuration donnée, sans mettre en péril les conditions de vie humaines et non humaines. On peut l’évaluer par une métrique comme par exemple le nombre de morts annuels causés par l’activité. Si ce nombre dépasse un certain seuil et augmente de façon significative, alors l’activité est insoutenable. On peut aujourd’hui évaluer scientifiquement le nombre de morts causés par une tonne de gaz à effet de serre injectée dans l’atmosphère, et ce nombre évolue de façon non linéaire (une tonne de CO2 peut tuer plus demain qu’aujourd’hui, à cause des effets de seuil). On peut aussi simplement évaluer les émissions de gaz à effet de serre du secteur aérien compatibles avec la restriction du réchauffement climatique dans des limites viables (en précisant ce que cela signifie). Avec une difficulté ici : l’Humanité pourrait très bien choisir d’affecter différemment son budget d’émissions à différents secteurs, en faveur ou en défaveur du secteur aérien. Mais cela implique qu’aucun secteur ne peut prétendre accaparer une part significative du budget climatique, au détriment d’autres secteurs plus vitaux. En effet, il n’est pas difficile de démontrer que l’essentiel de l’activité aérienne ne répond à aucun besoin vital, par rapport au logement, à l’agriculture, à la santé et à la sécurité.

Si l’affirmation 2) ci-dessus est vraie, alors la seule solution pour rendre l’aviation soutenable est d’enlever le « de masse » de l’affirmation, c’est-à-dire de faire DECROITRE, dans un ordre de grandeur élevé (disons 80% à titre d’illustration), la taille du métabolisme du complexe aérien de masse : réduire le nombre de passagers.km et de tonnes.km annuels de l’aviation, et donc, mécaniquement, le nombre de vols, d’avions, d’aéroports et de tous les stocks (infrastructures) et flux (kérozène) économiques y liés. Ensuite, de SOUTENABILISER l’activité aérienne résiduelle (ici 20% par exemple) au moyen de technologies ad hoc.

Pour l’instant, le complexe aérien de masse nous dit que l’affirmation 1) est vraie et utilise notamment à l’appui l’argument des « carburants d’aviation soutenables ».

Problème, cette argument ne tient pas, comme le montrent différentes études, rapports scientifiques ou simplement, l’usage de la règle de trois.

Bien qu’on ne puisse exclure aucune avancée technologique a priori, dans l’incertitude, le principe de responsabilité prime. Quel est le risque encouru pour l’Humanité, par la croyance en l’affirmation 1 versus 2 ? Il y a un pari de nature pascalienne, commun à l’ensemble du débat sur le découplage absolu entre activité économique et empreinte écologique.
– Si on croit en 2 et qu’on se trompe, ce n’est pas grave, on aura démantelé « un peu trop » un secteur, par sécurité, et on aura évité un certain nombre de morts et d’irréversibilités écologiques pour l’habitabilité planétaire.
– Si on croit en 1 et qu’on se trompe, c’est très grave, on n’aura pas démantelé un secteur, par pari sur l’avenir, et on causera un nombre de morts (borné supérieurement par la taille de la population humaine si la planète devient inhabitable) et des irréversibilités écologiques pour l’habitabilité planétaire.

Voilà pourquoi, en logicien et en éthicien, je pense que nous devons refuser de croire l’industrie aérienne et donc lui imposer la décroissance de son activité.

Si nous nous trompons, si des progrès technologiques réels modifient les données du problème, nous pourrons réaugmenter son activité plus tard, et seulement si nous le choisissons politiquement ensemble par arbitrage entre toutes les activités polluantes. Et nous excuser éventuellement de notre pessimisme.

Si l’industrie aérienne se trompe, avoir suivi son pari contribuera aux effondrements des sociétés humaines par écocide planétaire, y compris du secteur aérien, et les anciens lobbyistes et patrons et actionnaires de l’aviation ne s’excuseront probablement jamais (s’ils vivent encore).




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