Commentaire n°21 : Pour le démantèlement immédiat du complexe fossile



NB : carte blanche collective publiée dans Le Soir le 17 septembre 2023.

Paul Blume – Observatoire de l’Anthropocène
Cédric Chevalier – essayiste – Observatoire de l’Anthropocène
Kim Le Quang – Rise for Climate Belgium
Laurent Lievens – docteur en sociologie et chargé de cours – Observatoire de l’Anthropocène

Le philosophe Frédéric Lordon, grand discipline du philosophe Baruch Spinoza, a prolongé sa réflexion sur les affects qui règlent les relations humaines et la politique. Dans l’espace politique, chacun, chaque camp, chaque parti, cherche à affecter le reste du corps politique afin de le mobiliser, c’est-à-dire le mettre en mouvement dans une direction souhaitée. Les mots prononcés par les « leaders d’opinion », politiciens, intellectuels, activistes, associatifs, artistes et autres citoyens dans leurs discours, débats, œuvres d’art nous affectent plus ou moins intensément et nous mettent en mouvement. Les idées, en ce sens, gouvernent le monde, si elles sont capables d’affecter les corps, donc les puissances d’agir individuelles. Le corps politique est l’émergence de ces puissances individuelles qui se composent et se recomposent en de multiples organisations et peut donner forme à la puissance de la multitude ou puissance publique, c’est-à-dire l’Etat.

Depuis plusieurs décennies, l’écologie scientifique, philosophique et politique a cherché à affecter le corps politique pour dénoncer le terrible écocide qui détruit l’habitabilité de notre planète pour le vivant, dont nous faisons partie. Les scientifiques ont usé du langage de la science, prudent, modéré, circonspect, conservateur tandis que les philosophes maniaient le langage de la philosophie, rigoureux, aride, conceptuel, tandis que les politiciens jouaient du langage de la politique, ambigu, consensuel ou radical, cherchant à dévoiler ou à cacher, tandis que les activistes et les artistes enfin martelaient le langage de l’activisme et de l’art, cherchant à choquer, à secouer, à bousculer pour provoquer un réveil, une conscience de l’urgence écologique et une mobilisation sociétale à la hauteur de cette urgence. Le monde économique a surtout lutté et lutte encore contre le discours écologique même si ses rangs se recomposent enfin. Ces discours se renforcent ou se déforcent mutuellement, s’affrontent ou s’allient. C’est ce qui fait l’histoire. Lentement, des lignes bougent, y compris dans les rédactions journalistiques.

Mais la réaction, toujours en embuscade, cherche à contrecarrer ce mouvement, cherche à conserver l’inertie du corps politique orientée dans une trajectoire insoutenable. Une lutte de visions du monde, de discours, de mouvements, de partis, est à l’œuvre chez nous et ailleurs, et va déterminer le sort de millions, de milliards de vies, le détermine déjà. Certains accusent d’autres d’illusion et de déni, et vice versa. Mais le monde ne connaîtra qu’une seule trajectoire. Sera-t-elle celle de l’effondrement ou celle de la métamorphose ?

Parmi les mots qu’il importe d’introduire maintenant dans le débat public sur l’urgence écologique, figurent ceux de démantèlement immédiat du complexe fossile. Les mots sont forts : démantèlement, immédiat, complexe, fossile.

Qu’est-ce le complexe fossile ? Au sens le plus large, c’est l’économie mondiale, insoutenable, donc le fonctionnement repose encore massivement sur les combustibles fossiles, qui nous tuent littéralement : par la pollution de l’air, la catastrophe climatique, la destruction des écosystèmes, l’extractivisme, le consumérisme, et bien d’autres maux. Font partie du complexe fossile : le complexe automobile, le complexe agro-alimentaire, le complexe aérien et naval (tourisme et marchandise), le complexe de la construction (immobilière et routière), le complexe digital, le complexe plastique, le complexe des matières et de l’énergie et bien sûr, le complexe pétrochimique lui-même, qui les fournit tous en combustibles fossiles. Au sens le plus étroit, c’est l’industrie pétrochimique.

Pourquoi le mot complexe ? Il signifie « tissé ensemble » et décrit une manière de penser systémique, non mutilée, où l’on refuse d’analyser séparément certains morceaux de la réalité, en oubliant les autres. Ainsi, il n’est pas adéquat de s’attaquer à l’industrie pétrochimique sans s’attaquer à notre usage collectif des combustibles fossiles et à la fiscalité sur les combustibles, puisque nous faisons partie du même système. Notre société, au sein de l’économie mondialisée, est intimement tissée dans la trame du complexe fossile. Impossible de conserver notre société actuelle sans les combustibles fossiles, nous n’avons le choix que de changer de société ou détruire l’habitabilité planétaire. Les scientifiques sont clairs : nous devons sortir de toute urgence du fossile.

Que signifie démantèlement ? Cela signifie qu’il faut non seulement refuser tout nouvel investissement dans l’infrastructure fossile (cela comprend les routes, les usines de moteurs thermiques, les terminaux gaziers, les centrales au gaz, et les pipelines mais aussi les usines de fabrication de plastiques et les élevages et productions céréalières dépendantes du pétrole et de ses dérivés, etc.), mais qu’il faut également fermer et déconstruire l’infrastructure fossile existante, puisqu’elle continue à consommer des combustibles fossiles et donc à émettre de mortels gaz à effet de serre. Une simple analogie : il ne s’agit pas d’ajouter une pompe à chaleur à côté de la chaudière au mazout en priant pour que ça marche, il faut déconnecter, retirer et démanteler la chaudière au mazout (dont les matières et pièces peuvent servir à fabriquer de nouvelles pompes à chaleur). Le démantèlement ne peut être instantané, il faudra des milliards d’heures de travail dans le monde pour démanteler l’infrastructure fossile et construire une infrastructure économique soutenable. C’est un processus gigantesque qui s’étale sur plusieurs décennies. Jusqu’à présent, malheureusement, nous avons surtout ajouté quelques éléments soutenables sans retirer l’immense masse des éléments insoutenables. Il ne faut donc pas s’étonner que la situation climatique et écologique empire. Comme on ne doit pas s’étonner qu’un alcoolique qui boit quelques verres d’eau en plus de ses bouteilles de whiskey voie sa santé continuer à se détériorer.

Que signifie immédiat ? Cela signifie que le démantèlement doit commencer aujourd’hui, immédiatement, tout de suite, bien qu’il s’agisse d’un processus de longue haleine, et qu’il doit se dérouler le plus rapidement possible. Cela nécessite une mobilisation générale de la société et le passage des pouvoirs publics en « mode urgence », en mode « économie de guerre ». Chaque jour d’émissions de gaz à effet de serre se traduit par des morts supplémentaires, cela est désormais chiffrable. Tout retard est donc éthiquement injustifiable. Nous n’avons le choix que de démanteler le complexe fossile dès maintenant, sans attendre, pour minimiser le nombre total de victimes présentes et futures.

Cela signifie concrètement que non seulement, on doit mettre fin aux chantiers de construction de nouvelle infrastructure fossile comme les centrales au gaz ou les nouvelles routes mais qu’on doit également démanteler une partie de l’industrie pétrochimique anversoise, une bonne partie des aéroports de Zaventem, Liège et Charleroi, ainsi qu’une bonne partie de notre industrie fossile, tout en reconvertissant les sites industriels, les bâtiments, les équipements, les machines, et les travailleurs à des activités économiques, des industries et des emplois soutenables. Cette reconversion nécessite une logique de transition juste, où personne n’est laissé de côté. Mais tant que nous ne voyons aucun démantèlement en cours, nous ne sommes pas en transition et continuons à détruire l’habitabilité planétaire. Nous devons apprendre à retirer et pas seulement à ajouter.

En conclusion, voici 6 revendications à retenir pour un démantèlement immédiat du complexe fossile et la transition juste vers l’économie soutenable :

1. Interdire l’extension de l’infrastructure et de l’exploitation des combustibles fossiles: pas de nouveaux financements publics ou privés, pas de nouveaux accords, licences, permis ou extensions. La mise à disposition d’un financement climatique suffisant et consensuel pour concrétiser cet engagement partout.

2. Démanteler rapidement et équitablement les infrastructures existantes, conformément aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de la transition juste, et déployer un plan mondial, notamment via un traité de non-prolifération des combustibles fossiles, pour garantir que chaque pays prenne sa part de responsabilité.

3. Signer de nouveaux engagements de coopération internationale afin d’augmenter considérablement les soutiens financiers, sociaux et technologiques pour assurer l’accès aux énergies renouvelables et les plans de transition juste, de sorte que chaque pays et chaque communauté puisse se passer progressivement des combustibles fossiles.

4. Mettre fin à l’écoblanchiment et reconnaître que les compensations carbones, la technologie de captage et de stockage du dioxyde de carbone (CSC) ou la géo-ingénierie sont des illusions qui nous paralysent.

5. Tenir les pollueurs responsables de leurs dégâts et veiller à ce que les industries du charbon, du pétrole et du gaz paient des réparations pour les pertes et les préjudices causés au climat et aux populations, ainsi que pour la réhabilitation, l’assainissement et la transition juste au niveau local.

6. Mettre fin au lobby réactionnaire des entreprises utilisant les combustibles fossiles : non aux entreprises qui rédigent les dispositions de l’action climatique, qui financent les négociations sur le climat ou qui compromettent la réponse mondiale apportée face à la catastrophe climatique.

Pour porter ces 6 revendications et lutter contre le complexe fossile, le mouvement pour la justice climatique appelle à participer à une grande mobilisation mondiale en rejoignant la manifestation ce 17 septembre à 14h à la Gare Centrale de Bruxelles.


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