Question essentielle n°4 : pouvons-nous défendre l’Autre ?


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Alors que je songeais à ma question de recherche principale –Comment instituer la Limite ?-, je remarquais qu’il fallait la précéder d’une autre question –Pourquoi instituer la Limite ?-, et que le fil de cette question me menait à devoir d’une part préciser la nature d’un devoir éthique par rapport à un Bien, et donc à la nécessité d’un jugement de valeur autonome sur ce Bien, et d’autre part démontrer que nous pouvons bel et bien défendre l’Autre, c’est-à-dire une entité radicalement différente de nous-mêmes, qu’elle soit humaine ou non humaine, présente ou future, ici ou ailleurs.

Je m’explique. Selon ma compréhension, nous vivons en ce moment l’Écocide grand É. C’est un phénomène qui n’a un sens éthique que parce que nous pouvons lui en donner un. Sans l’éthique, l’Écocide n’est qu’un phénomène cosmique de plus, la fluctuation, plus ou moins rapide, du nombre d’entités vivantes sur une planète perdue dans une galaxie, elle même perdue dans l’Univers. L’Écocide n’est un Mal, voire peut-être le Mal suprême, que parce qu’il pourrait provoquer l’extinction de la Vie, ou « seulement » de l’Humanité, sur la Terre et parce que nous attachons de la valeur à l’existence de la Vie et de l’Humanité. Je laisse ici de côté la possibilité d’envoyer des formes de vie ou des êtres humains dans l’espace en espérant qu’ils puissent se perpétuer ailleurs. Implicitement, cela signifie que l’on pose un jugement de valeur éthique, qu’on peut formuler grosso modo comme suit : la perpétuation la plus longue possible de la Vie et de l’Humanité sur Terre est un Bien. On pourrait même dire, comme ce Bien préconditionne tous les autres biens liés à la Vie et à l’Humanité -la prospérité de toutes les formes de vie, leur bonheur-, qu’il s’agit du Bien suprême à l’échelle collective.

Donc, si ma question de recherche philosophique est -Comment instituer la Limite ?-, je dois également répondre à la question -Pourquoi instituer la Limite ?- et argumenter en faveur de l’affirmation que la perpétuation de la Vie et de l’Humanité sur Terre est un Bien suprême qui implique un impératif moral catégorique, ou un devoir éthique implacable, celui d’agir de sorte que ni la Vie ni l’Humanité ne soient menacées sur Terre.

Le philosophe Hans Jonas avait formulé une telle maxime comme suit : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ou « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ou encore « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir ».

Comme depuis Jonas, nous avons développé des philosophies moins anthropocentriques et plus écocentriques, qui veulent établir la dignité et la valeur inhérente de la vie non humaine, toutes ces maximes peuvent être reformulées pour inclure le vivant non humain : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentique sur Terre ». Cette maxime viserait non seulement les Humains mais aussi la communauté vivante terrestre dans son entièreté : les Terrestres.

J’en arrive à la question de mon titre. J’ai expliqué le sens que je donne à l’Autre. J’entends « pouvoir » de deux manière : avoir la capacité de et avoir l’autorisation éthique de. J’entends défendre de deux manière : protéger ce qui existe déjà (la Vie et l’Humanité) et protéger ce qui pourrait exister potentiellement (les générations futures, des formes de vie artificielles).

Je me demande d’abord si nous avons véritablement la capacité de défendre une entité qui n’est pas soi (les autres entités que soi-même) voire qui n’est même pas nous (les Terrestres, les Humains). Je me demande ensuite si nous avons l’autorisation éthique de défendre ces entités. Je me demande alors si nous avons le devoir éthique de le faire.

La question de la défense vient ensuite : les capacités, autorisations et devoirs précités vis-à-vis d’entités « autres », s’appliquent-ils à ce qui existe déjà seulement ou bien aussi à ce qui pourrait exister potentiellement ?

Cela me fait penser à l’ouvrage du philosophe Paul Ricoeur « Soi-même comme un autre »…

Mon sentiment à ce stade de mon investigation est que nous avons la capacité, l’autorisation et le devoir de défendre ce que nous sommes et ce qui est « comme nous », c’est-à-dire nous-mêmes, les autres humains, les autres vivants, et tout ce qui est nécessaire à leur existence (la Biosphère par exemple). Par contre, il ne m’apparaît pas clairement que nous ayons l’autorisation et le devoir de défendre d’éventuelles formes d’intelligence artificielle.

Et il me semble que nous avons également à défendre ce qui est notre semblable existant et potentiel, c’est-à-dire les générations terrestres présentes et futures.

Il me semble qu’en défendant cet Autre radicalement différent avec qui je partage néanmoins des caractéristiques fondamentales (être en vie), je me défends moi-même.

La question qui se pose pour l’intelligence artificielle sera la suivante : ai-je des devoirs éthiques envers une entité qui partage aussi une forme de conscience, même si elle est artificielle ?

Et la distinction entre « artificiel » et « naturel » a-t-elle le moindre sens ?